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Sur un ou deux portraits de Saint-Just : une visite au Musée Carnavalet

Ce n’est qu’avant-hier que j’ai visité les salles révolutionnaires du Musée Carnavalet, un peu comme si, attablée devant des mets délicieux, j’avais souhaité repousser le moment du repas, afin de me ménager le plaisir d’imaginer ce que ces salles pourraient contenir, mais aussi de me remémorer les œuvres et les objets qui y étaient exposés avant leur modernisation. Traversant les salles révolutionnaires, je fus heureuse de constater que la plupart des pièces que j’aimais s’y trouvaient. J’ai juste regretté que les gouaches découpées de Lesueur, à la naïveté charmante, n’aient plus droit à la salle qui permettait de les exposer en grand nombre ; et j’ai été désolée de découvrir, dans une vitrine, un morceau d’une mâchoire présentée comme celle de Jean-Paul Marat, retrouvée par un fouilleur amateur dans le jardin du Luxembourg… Je ne sais pas ce que les conservateurs du musée avaient en tête en décidant d’exposer cela. L’Ami du Peuple mériterait en tout cas plus de respect.

Mais me voici devant le portrait au pastel de Saint-Just que, plus que tout le reste, je désirais revoir. Ce portrait est le seul des portraits connus de ce révolutionnaire pour lequel on soit assuré, en raison de sa provenance (il fut acheté par Elisabeth Le Bas, la veuve de l’ami de Saint-Just), qu’il représente effectivement Saint-Just et qu’il a été fait de son vivant. Une remarquable étude l’a dernièrement attribué, à mon avis sans doute possible, à la jeune artiste Angélique Louise Verrier-Maillard, qui avait été de septembre 1792 à mars 1794 la logeuse de Saint-Just à l’Hôtel des États-Unis.

Le portrait est vraiment très beau, plus beau que dans mon souvenir, lorsque je l’avais vu en 2009 ou 2010 à l’exposition « La Révolution française, trésors cachés du musée Carnavalet », puis de nouveau quelques années plus tard, lorsque les conservateurs du musée l’avaient obligeamment sorti des réserves à la demande de Catherine Gosselin et de Louise Tuil pour les besoins de leur article. Malgré le monde qui se presse dans la salle où le tableau est accroché, il est facile de se sentir seul avec lui, et le Conventionnel, figuré presque grandeur nature, paraît se tenir, songeur, à quelques pas de nous. Sur le même mur, à droite du cadre, sont également exposés un pistolet lui ayant appartenu ainsi que le « Croquis  de tête d’homme » à la mine de plomb qu’une inscription ancienne à l’encre indique avoir été dessiné par Saint-Just « au moment ou (sic) il commençoit à apprendre le dessin ». La cocarde que portait Saint-Just lors de la bataille de Wissembourg se trouve, elle, avec d’autres cocardes dans une grande vitrine un peu plus loin.

Le nombre relativement élevé d’objets en rapport avec Saint-Just exposés à Carnavalet est, en somme, réjouissant. En 2015, à une époque où le pistolet et la cocarde étaient retournés dans les réserves, j’avais sollicité à ce sujet la directrice du musée Carnavalet qui m’avait fait une réponse très aimable m’indiquant que ces objets retrouveraient bientôt les vitrines du musée rénové. Or, ce sont non seulement trois « souvenirs historiques » mais encore le portrait de Saint-Just et la petite esquisse de sa main qui sont désormais offerts au public. À ma connaissance, ces derniers n’avaient jamais été montrés au sein de l’exposition permanente du musée.

Comme je profite de ce que la plupart des visiteurs ont quitté la salle dédiée à la Convention nationale, je regarde attentivement le très petit dessin attribué à Saint-Just (4,7 sur 5,3 centimètres !) et je remarque un petit bouton sur la joue gauche de cette « tête d’homme », à la verticale de l’iris de l’œil et un peu plus haut que l’aile du nez. Bien que minuscule, ce bouton est nettement dessiné et ne peut être confondu avec les taches sombres de la trame du papier1. Ce détail m’étonne : comment expliquer que le dessinateur ait tenu à inscrire ce défaut, certes discret, sur un visage aux traits si classiques qu’on a pu écrire qu’il s’agissait d’une « tête d’Antinoüs »2 ?

Je m’éloigne du petit dessin que j’avais approché de très près pour mieux l’examiner. De l’emplacement où je me tiens dans la salle, j’embrasse du regard la petite esquisse, le pistolet et le portrait de Saint-Just. Alors, mon attention est attirée par une légère ombre à la surface du pastel, précisément sur la joue gauche, comme sur l’esquisse de la main de Saint-Just. Presque le nez sur le verre qui protège le pastel, je regarde cette ombre intrigante qui pourrait n’être qu’un défaut du papier ou une poussière emprisonnée entre la vitre et l’œuvre. Non : la trace sombre est bien un effet voulu par l’artiste qui a cherché à représenter une imperfection de la peau de son modèle. Angélique Louise Verrier-Maillard a d’ailleurs remarquablement rendu les coloris du visage de Saint-Just en distinguant avec des teintes plus claires ou plus bleutées le front, qu’un chapeau a protégé du soleil, les cernes sous les yeux et la partie rasée des joues3.

La tache que l’artiste a dessinée sur la joue se trouve être un grain de beauté un peu plus foncé que la peau alentour et, semble-t-il, légèrement surélevé que possédait le modèle. Si elle ne le montre pas bien, la photographie de Paris Musées permet néanmoins de voir que le grain de beauté est placé au même endroit du visage que sur le « Croquis de tête d’homme ». Ce détail qui n’offrirait en soi guère d’intérêt m’amène à regarder avec plus d’attention le visage dessiné par Saint-Just en le comparant au portrait qu’Angélique Louise Verrier-Maillard a fait de lui. Et cette esquisse qui semblait le dessin d’un visage idéalisé (une « tête d’Antinoüs ») me paraît avoir un sens et un statut bien moins évidents : la forme de l’aile du nez, en particulier, mais aussi de la partie supérieure de l’arête du nez ou encore le dessin des lèvres ont en effet un aspect étonnamment proche sur la tête dessinée à la mine de plomb et sur le portrait au pastel.

En sorte que j’en vins à penser que le petit croquis exposé au musée Carnavalet est certainement un essai d’autoportrait, soit que Saint-Just ait d’emblée décidé de se représenter, soit – et cette hypothèse me semble plus vraisemblable – qu’il ait d’abord fait un dessin de fantaisie ou une étude (l’iris à peine marqué des yeux peut faire penser à une étude de plâtre) qu’il aurait dans un second temps modifié pour lui donner ses propres traits. Je remarquai aussi que Saint-Just a placé ce grain de beauté sur la joue gauche de son portrait et non sur la joue droite, comme cela aurait le cas s’il s’était tenu à reproduire l’image que lui renvoyait un miroir. Il s’est donc représenté non tel qu’il se voyait mais tel qu’il se savait être, et que les autres le voyaient.

Enfin, je me suis demandée si le petit autoportrait à la mine de plomb ne manifesterait pas aussi chez le très jeune Saint-Just, puisque ce dessin pourrait dater de ses années de collège4, une certaine ambivalence à l’égard de son aspect physique. Car il est frappant que, pour se représenter, Saint-Just ait adopté le canon de beauté classique du jeune homme mais en signalant et, peut-être, en accentuant de façon malicieuse l’imperfection de ce grain de beauté qui est plus apparent sur le dessin que sur le portrait au pastel et qui, surtout, y paraît strié de traits pouvant figurer une touffe de poils.

 

Notes 

1 Les clichés de l’esquisse mis en ligne sur Paris Musées permettent, grâce à l’outil « zoom », de bien le distinguer. 

2 G. Lenotre, Vieilles maisons, vieux papiers. Paris révolutionnaire, Paris, Perrin, 1901, p. 338. L’historien avait vu le dessin à Blérancourt, dans la demeure de la petite-nièce de Saint-Just .

3 En revanche, la vitre qui protège le pastel ne m’a pas permis de déterminer ce que sont les taches sombres ressemblant à de petits grains de beauté, que l’on voit sur la joue droite du portrait un peu au-dessus de la commissure des lèvres, et vers le milieu de la face avant du menton. Il m’a semblé qu’il s’agissait de taches apparues accidentellement, car on en trouve une très semblable sur une extrémité du col.

4 La notice du musée Carnavalet indique, sans justification, que ce dessin aurait été fait « vers 1777 ». Le 25 août 1777, Saint-Just fêtait ses dix ans, ce qui nous semble un âge un peu trop tendre pour avoir réalisé ce dessin. Je donnerais pour ma part une quinzaine d’années, disons entre treize et seize ans, à la tête de l’esquisse.