Accéder au contenu principal

Sur la prononciation du nom Saint-Just

Il n’est pas facile, pour qui n’a pas de voiture, de se rendre à Blérancourt dans la Maison de Saint-Just. Arrivé à Noyon depuis la Gare du Nord, le voyageur doit avoir commandé un taxi (il s’en trouve rarement à la gare de cette ville) qui, après un trajet dans la campagne d’une vingtaine de minutes, le conduira jusqu’à ce village de l’Aisne où Saint-Just a longtemps vécu. Pour son retour sur Paris, il est d’ailleurs préférable qu’il ait convenu d’une heure de retour avec le conducteur du taxi qui l’a pris en charge, car il n’en trouvera pas à Blérancourt ou dans ses environs.

De Noyon à Blérancourt, le trajet est agréable et la conversation du conducteur de taxi (celui que j’ai l’habitude de prendre, du moins) toujours intéressante. Alors que je me rendais la semaine dernière dans la Maison de Saint-Just pour y faire quelques aménagements et avoir le plaisir de nous y trouver à date anniversaire du Conventionnel, je m’aperçus que notre chauffeur ne prononçait pas les dernières lettres du mot « Saint-Just » qui, dans sa bouche, donnait « Saint-Ju ». Comme je m’étonnais de sa prononciation, celui-ci me parla de la ville de Saint-Just dans le département de l’Oise, Saint-Just-en-Chaussée, dont les habitants de l’ancienne Picardie prononcent ainsi le nom.

Si, parmi les personnes qui s’intéressent à la Révolution française, je n’ai jamais entendu appeler le jeune Conventionnel autrement que « Saint-Just » avec articulation des s et t finaux, il n’est pas certain que ses contemporains l’aient généralement nommé ainsi. En effet, il est probable que les habitants du département de l’Aisne aient eux aussi prononcé son nom « Saint-Ju », Blérancourt et Saint-Just-en-Chaussée n’étant d’ailleurs distants que d’une soixantaine de kilomètres. Mais il n’est pas non impossible qu’il en ait été de même à Paris. Le 22 octobre 1792, lorsque Saint-Just prit la parole à la Société des Jacobins pour s’opposer à la création d’une garde armée protégeant l’Assemblée nationale, le rédacteur du Journal des Jacobins [1] rendant compte de la séance le nomma « Sinjeu ». Dans cette transcription, « Sin » est de toute évidence mis pour « Saint », ce qui est phonétiquement correct, tandis que « jeu » correspondrait à « Just ».

Placée en fin de mot, la syllabe « jeu » est vraisemblablement destinée à rendre le son [ʒø] (avec, comme dans le mot « peu », un eu fermé, par opposition au eu ouvert du mot « peur »). Or [ʒø] (« jeu ») est de toute évidence plus proche de la prononciation de « ju », [ʒy], que de la prononciation de « just », [ʒyst]. On remarquera également que le phonème [ø] n’est pas très éloigné du phonème [y] car ces deux sons vocaliques s’articulent l’un comme l’autre dans la partie antérieure de la cavité buccale, et ils sont de surcroît « arrondis », c'est-à-dire prononcés en arrondissant les lèvres. Sur ce schéma récapitulant les points d’articulation des différents sons vocaliques, on voit que les sons [y] et [ø] sont fort proches et ne diffèrent que par une faible différence d’aperture, la prononciation de [y] demandant que la bouche soit plus fermée que pour [ø].

La transcription de « Saint-Just » en « Sinjeu » semble ainsi s’expliquer par une mauvaise compréhension de la prononciation de « Saint-Ju », assez semblable à celle de « Sinjeu ». Manifestement, le rédacteur du Journal des Jacobins a orthographié tel qu’il avait cru l’entendre le nom de ce député alors presque inconnu à Paris où, le 22 octobre 1792, il s’exprimait pour la première fois. Le rédacteur du Journal des Jacobins a pu retranscrire le nom de Saint-Just d’après ce qu’avait déclaré le membre du club remplaçant le président, absent ce jour, en lui donnant la parole. Mais les séances du club de la rue Saint-Honoré étant souvent bruyantes et confuses, on doit aussi envisager que le journaliste n’ait pas entendu le nom prononcé par le président et qu’il ait demandé à des personnes de l’assistance le nom ce jeune député dont il avait fort apprécié le discours, ainsi qu’il ressort de son commentaire. Parmi les rares personnes qui, dans la salle, pouvaient le renseigner, se trouvait Robespierre, qui s’exprima lui aussi aux Jacobins le 22 octobre 1792.

La difficulté que semble avoir posé sous la Révolution la prononciation de son nom n’est peut-être pas sans rapport avec l’évolution de la signature de Saint-JustComme je l’ai noté dans un texte précédent, Saint-Just, en 1793-1794, a fait évoluer sa signature pour ajouter à la fin du paraphe des boucles qui incitent à la lire « St Juste » plutôt que « St Just ». J’avais indiqué que cet ajout pourrait s’expliquer par la volonté qu’aurait eu Saint-Just de rapprocher son patronyme de l’adjectif « juste ». Mais on peut également imaginer qu’en adoptant cette graphie il a cherché à influencer la prononciation de son nom pour qu’en soient articulées les consonnes finales.


[1] Numéro 288 du 24 octobre 1792, p. 4.