Je suis toujours mal à l’aise avec les biographies filmées et autres biopics. Je ne crois pas en avoir jamais trouvé une seule réussie et, toujours, quand j’en vois une, ne serait-ce que par extraits, je crains que la fantaisie du réalisateur n’arrête net ou ne bouleverse le processus intellectuel qui, à partir de ce que je sais ou que je suppose, me fait avoir ma propre idée ou, plutôt, ma propre image de tel personnage historique ou de tel événement. Car là où une biographie écrite permet de connaître les éléments sur lesquels s’appuie l’auteur et ainsi d’évaluer la pertinence de sa vision, le réalisateur d’un film biographique nous donne à voir la sienne ou plutôt nous l’impose : en somme, il nous oblige à nous tenir dans les limites de son imagination.
Pour cette raison, j’ai longtemps évité de regarder Saint-Just et la force des choses que Pierre Cardinal a tourné en 1974 pour la télévision française et qui est, à ce jour, le seul film entièrement consacré à la vie du révolutionnaire. Mais la connaissance que j’ai acquise de l’éloquence de Saint-Just, exposée dans le livre que j’ai publié récemment, me permet désormais d’envisager les scènes de cette œuvre le représentant à la tribune de la Convention nationale avec un recul suffisant.
Le téléfilm de Pierre Cardinal comporte une séquence, que l’on trouvera sur Internet, montrant Saint-Just parlant pour la première fois à
l’Assemblée lors des débats sur le procès de Louis XVI. Le roi ayant été emprisonné
après la journée insurrectionnelle du 10 août 1792 et la République proclamée le
21 septembre suivant, le sort de Louis XVI devait être décidé par les
Conventionnels. Dans le discours qu’il fit le 13 novembre 1792, Saint-Just s’oppose
aux orateurs s’étant précédemment exprimés sur le sujet. Ses principales thèses
sont que le roi peut être jugé (contre l’argument de l’inviolabilité défendu
par certains députés), qu’il doit l’être par la Convention nationale (et non
par un tribunal) et qu’il est coupable par le seul fait qu’il a été roi (puisqu’il
a usurpé la souveraineté du peuple).
Les scénaristes du film Saint-Just et la force des choses ont réalisé des coupures judicieuses dans le discours du 13 novembre 1792, en sorte que cet extrait de trois minutes rend bien compte sinon du style et de l’ampleur oratoire du Conventionnel, du moins de ses principales idées. Leur tâche n’était pas aisée, puisqu’il leur fallait ne garder que quelques lignes d’un texte long de dix pages dans l’édition originale de 1792.
Pour le reste, la représentation filmée que Pierre Cardinal a donnée de ce discours est malheureusement un tissu d’erreurs. La plus criante concerne le cadre dans lequel Saint-Just a été placé, la salle des Machines du palais des Tuileries, alors qu’en novembre 1793 la Convention nationale siégeait dans la salle du Manège située un peu plus loin, au niveau du jardin des Tuileries. Dans cette salle, la tribune ne se trouvait pas en-dessous du fauteuil du président, comme ce sera ensuite le cas dans la salle des Machines et dans toutes les Assemblées ultérieures jusqu’à nos jours, mais face à lui. Tant que la Convention nationale fut dans la salle du Manège, les députés n’étaient pas non plus assis dans des gradins disposés en hémicycle mais sur des banquettes placées le long de tous les murs [1]. Les décorateurs du téléfilm paraissent d’ailleurs s’être particulièrement inspirés de la gravure par Pierre Gabriel Berthault d’un événement de l’an III, le meurtre du député Jean Bertrand Ferraud [2].
En regardant cet extrait de Saint-Just et la force des choses, on s’étonne aussi du défilé presque continu de députés passant devant la tribune après que le président a donné la parole à l’orateur. Quiconque a un peu fréquenté notre moderne Assemblée nationale ou regardé ses débats sur un écran ne peut que les juger incongrus : pour que président et orateurs puissent être entendus, mais aussi pour donner aux séances une certaine solennité, tous les députés doivent être à leur place quand les débats commencent, les retardataires se faisant discrets. Une autre inexactitude, moins grave, tient aux deux personnages en habit noir et perruque placés de part et d’autre de Patrice Alexsandre, l’acteur jouant Saint-Just, et qui écrivent sans cesse avec leurs plumes d’oie. Dans l’esprit du réalisateur, ces personnages sont vraisemblablement les secrétaires de la Convention, qu’il a assimilés aux actuels rédacteurs des débats. Les secrétaires des Assemblées de la Révolution française étaient en fait des députés élus temporairement à cette fonction qui ne consistait pas à prendre en notes les discours.
De toute évidence, le réalisateur a manqué de moyens pour rendre l’atmosphère de la Convention nationale et ses centaines de spectateurs se pressant dans les tribunes, et je ne m’arrêterai donc pas sur cet aspect de son film. En revanche, il me paraît important d’indiquer les erreurs touchant l’action de Saint-Just. Ce terme de rhétorique traduisant le latin actio concerne la prononciation des discours mais aussi les gestes et la physionomie que l’orateur adopte à la tribune.
Dans l’extrait de Saint-Just et la force des choses, l’erreur ayant le plus de conséquences est le choix de faire prononcer à l’acteur son discours comme s’il l’avait appris par cœur. En réalité, Saint-Just a lu à la tribune de la Convention nationale tous ses grands discours et rapports, dont celui du 13 novembre 1792. Cette manière de prononcer un discours était normale sous la Révolution, les interventions improvisées étant l’exception. Cette erreur de direction d’acteur a des répercussions sur la gestuelle prêtée à Saint-Just. Car dans la plupart des plans on voit Patrice Alexsandre tenir à deux mains des feuillets qu’il ne lit pas, ce qui l’empêche de donner à son propos l’animation nécessaire. Le seul geste oratoire de la séquence est, à la trente-quatrième seconde, celui qu’il fait de la main et du bras en direction du côté droit de l’Assemblée pour le désigner. Un tel geste n’aurait pas été jugé convenable à la fin du XVIIIe siècle, et il ne l’est peut-être toujours pas aujourd’hui.
La
physionomie de l’orateur est, avec la gestuelle, l’autre moyen d’animer un
discours. En effet, l’orateur persuadé de ce qu’il avance imprime ses sentiments
sur son visage. C’est particulièrement vrai
pour les passages pathétiques dans lesquels l’enthousiasme, mais aussi la détermination
ou encore la colère, doivent être accompagnés d’une expression adéquate du visage
(regard résolu pour la détermination, sourcils froncés pour la colère, etc.). Or,
à l’exception de ceux de la bouche, les muscles du visage de Patrice Alexsandre
restent au repos, en sorte que son visage n’exprime guère d’émotions sinon, dans
la seconde partie de l’extrait, une exaltation vague et continue. Je me suis
demandée si ce bizarre parti-pris du réalisateur ne s’expliquait pas par la
volonté de donner à son acteur une joliesse de femme cherchant à ne pas
déranger ses traits, car l’un des députés qui l’écoutent déclare à son sujet :
« Il a un visage de fille ».
La prononciation prêtée à Saint-Just dans l’extrait n’est pas plus satisfaisante. Dans les Assemblées révolutionnaires où l’orateur s’adressait sans microphone à quelques sept cents députés et au moins autant de spectateurs, il était difficile de se faire entendre, et nombre de représentants durent renoncer à s’exprimer à la tribune faute d’une voix qui soit suffisamment forte [3]. Mais les traités oratoires insistent sur le fait que, pour être entendu d’un grand nombre de personnes, un discours doit être prononcé avec une certaine lenteur et en ménageant des pauses. La diction de Patrice Alexsandre au début de cette scène peut être jugée, de ce point de vue, correcte. Mais, à partir du second tiers de l’extrait, l’acteur accélère fortement son débit lorsqu’il veut rendre pathétique son ton, ce qui n’aurait pas été possible dans les conditions de l’époque. Nous savons aussi que Saint-Just avait par ailleurs une voix forte mais « voilée » [4], donc un peu assourdie. Celle de l’acteur n’a pas la beauté un peu mélancolique de ce timbre de voix.
Enfin, nous avons quelques informations sur la manière dont s’habillait et se coiffait Saint-Just grâce au portrait au pastel du musée Carnavalet [5] ainsi qu’à l’inventaire de ses biens établi après son exécution. D’après ces sources, il ne portait pas les cheveux tombant bouclés sur les épaules mais coupés en frange sur le front, plus longs sur les côtés du visage et retenus serrés dans le dos par un ruban. Quant à la garde-robe de Saint-Just, elle ne comportait pas de vêtements de couleur grenat ou de cravate noire comme ceux retenus pour cette scène du film : l’effet visuel que produisit Saint-Just la première fois qu’il monta à la tribune devait donc être fort différent de l’impression donnée ici par Patrice Alexsandre.
[1] On trouvera sur mon site Internet un texte consacré aux salles où a siégé la Convention nationale et à leurs décors. Les pages 1 à 6 décrivent la salle du Manège avec des illustrations d’époque.
[2] La gravure est reproduite et commentée dans le même article, page 8.
[3] L’article cité précédemment reproduit les plaintes récurrentes des députés sur la mauvaise acoustique des salles où ils siégeaient.
[4] Pierre Paganel, Essai historique et critique sur la Révolution française, Paris, Panckoucke, tome II, 1815.
[5] Le site Internet indique « Portrait présumé de Louis-Antoine de Saint-Just ». Il s’agit bien du portrait du révolutionnaire, ainsi que l’a prouvé un récent article paru dans les Annales historiques de la Révolution française.