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Camille Desmoulins et Saint-Just en 1792

On soutient généralement qu’après avoir eu des rapports cordiaux durant les premières années de la Révolution, Saint-Just et Camille Desmoulins se seraient fâchés dès avant la réunion de la Convention nationale et n’auraient plus entretenu ensuite aucune sorte de relations publiques ou privées. Bien avant le rapport du 11 germinal an II (31 mars 1794) contre Danton, Fabre d’Églantine, Pierre Philippeaux, Jean-François Delacroix et Camille Desmoulins, la lettre de Saint-Just à Daubigny, que Bernard Vinot a datée avec vraisemblance du 20 juillet 1791 [1], marquerait la fin de leurs relations.

Je ne pense pas que les rapports entre les deux hommes aient suivi une courbe aussi simple, ni d’ailleurs qu’ils aient pu entièrement s’ignorer alors qu’ils étaient l’un et l’autre Conventionnels, de surcroît amis proches de Maximilien Robespierre. Sans reprendre ici un dossier qui demanderait d’examiner avec beaucoup de prudence les sources existantes, je souhaite mettre en lumière un texte inconnu des biographes et commentateurs qui concerne leurs rapports en 1792, année pour laquelle nous ne semblions pas disposer de documents.

D’octobre à décembre 1792, Desmoulins reprit pour cinquante-cinq numéros ses Révolutions de France et de Brabant qu’il avait abandonnées fin 1791. Ce journal, dont le titre précise qu’il s’agit de la « seconde partie » des Révolutions de France et de Brabant, est difficile à trouver mais la Bibliothèque nationale de France en conserve une série complète dans sa réserve des livres rares. Je me suis demandé si le journal de Camille Desmoulins rendait compte des quatre discours que Saint-Just a prononcés à la Convention nationale durant les quelques mois où cette « seconde partie » parut.

Deux numéros du journal de Desmoulins rapportent l’un de ces discours, l’Opinion concernant le jugement de Louis XVI que Saint-Just fit à la Convention nationale le 13 novembre 1792 et qui fut sa première intervention devant cette Assemblée. Le numéro 33 des Révolutions de France et de Brabant, paru le 16 novembre 1792, propose en effet un compte rendu assez long de ce discours de Saint-Just, et le numéro 40, sorti une semaine plus tard, revient sur lui en note d'un article intitulé « Les Pourquois d'un jeune-homme ».

Ce dernier article défend le discours de Saint-Just qui, d’après Le Patriote français de Jacques Pierre Brissot, aurait eu des défauts attribués par le journal girondin à la « jeunesse » de l’orateur [2]. Il le fait en ces termes : « Ils [les Girondins] appellent anarchie, injustice, assassinat, tout ce qui ne leur est pas profitable. De même, ils appliquent les mots inexpérience et jeunesse à tous les arguments qui découlent de la nature. Ainsi l’on a vu Le Patriote français traiter de discours d’écolier l’opinion d’Hobbes-Saint-Just qu’il n’avait pas compris (sic). » Pour l’auteur de l’article, les arguments qu’a employés Saint-Just pour prouver que Louis XVI ne peut être jugée par un tribunal comme un citoyen ordinaire, mais par la Convention en tant qu’ennemi en suivant la loi du droit des gens, sont indiscutables : selon le rédacteur de l’article, ils « découlent de la nature ». Dans le compte rendu du numéro 33 des Révolutions de France et de Brabant, une note placée après la phrase « On ne peut point régner innocemment » présentait déjà Saint-Just comme un orateur « apport[ant] la vérité ».

L’appréciation des Révolutions de France et de Brabant sur ce discours est donc extrêmement positive. Qu’il en soit ainsi n’a rien d’étonnant de la part d’un journal dont l’épigraphe, empruntée à la tragédie Hercule furieux de Sénèque, est : « Victima haud ulla amplior potest magisque opima mactari Jovi quam rex » (« Il n’y a pas de victime [au sens religieux] plus magnifique et plus riche qu’un roi qui puisse être sacrifiée à Jupiter »), l’adjectif « iniquus » qui qualifie roi dans le texte de Sénèque (« iniquus rex », c’est-à-dire un « roi injuste », que l’on peut traduire par le mot « tyran ») ayant été ôté pour mieux adapter la citation à l’idée que les Révolutions de France et de Brabant entendent défendre, quitte à trahir le sens de la phrase de Sénèque…

Certes, il n’est pas sûr que ce soit Desmoulins qui ait écrit ces deux textes de novembre 1792 favorables à Saint-Just, même si nous croyons reconnaître sa plume dans ces passages. La « seconde partie » des Révolutions de France et de Brabant, en effet, fut rédigée en collaboration avec un autre Conventionnel Montagnard, Antoine Merlin dit Merlin de Thionville. Mais qu’ils soient de Merlin de Thionville ou de Camille Desmoulins lui-même n’importe guère, car ils montrent dans tous les cas que Desmoulins s’entendait suffisamment bien avec Saint-Just à cette date pour qu’il juge utile la défense dans son journal de son jeune collègue en butte aux attaques de la Gironde, et même pour y faire un éloge marqué de ses idées. 

Ajoutons que la référence à Hobbes (« Hobbes-Saint-Just »), si elle doit étonner puisque le philosophe anglais était partisan de la monarchie, n’est pas à comprendre négativement. Sans doute tient-elle d’abord, pour l’auteur de l’article, au fait que selon Hobbes ce sont des lois naturelles qui justifient l’organisation politique. Or, sans qu’il soit possible de considérer que Saint-Just reprenne à son compte la pensée de Hobbes [3], il se réfère à plusieurs reprises à la nature dans son discours du 13 novembre 1792 pour justifier son opinion sur Louis XVI, déclarant par exemple que « tous les hommes tiennent d'elle [i. e. de la nature] la mission secrète d'exterminer la domination en tout pays ». Cette remarque qui se situe juste avant la note du numéro 33 insistant sur « la vérité » des propos du jeune orateur, pourrait d’ailleurs être le passage qui a inspiré au rédacteur la curieuse appellation « Hobbes-Saint-Just ».



[1] Bernard Vinot, Saint-Just, Paris, Fayard, 1985, p. 119-123.

[2] L’article du Patriote français n’est d’ailleurs pas uniment défavorable au discours de Saint-Just, auquel sont trouvées des qualités. On lit ainsi : « Quelques idées exagérées ont décelé la jeunesse de cet orateur ; leur décousu n'annonçait pas de méthode. Mais on a trouvé dans son discours des détails lumineux, des hardiesses métaphoriques, on y a trouvé enfin un talent qui peut un jour honorer la France » (souligné par moi).

[3] D’autant moins que Saint-Just adopte nettement dans son discours la thèse du Contrat social de Rousseau qui veut que l'association constituant la société se fasse entre les citoyens et non, comme chez Hobbes, entre le peuple et son gouvernement.