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« L’art de gouverner n’a presque produit que des monstres »

Les sentences que Saint-Just plaçait dans ses discours ont été remarquées dès la Révolution, plusieurs d’entre elles devenant immédiatement célèbres. Parmi les phrases les plus citées se trouve la sentence « L’art de gouverner n’a presque produit que des monstres », qui est souvent reproduite en oubliant l’adverbe (« L’art de gouverner n’a produit que des monstres ») mais, surtout, en commettant un contresens.

C’est le cas dans le récent ouvrage Saint-Just & des poussières d’Arnaud Maïsetti qui voit dans la phrase du Conventionnel une preuve de « sa méfiance à l’égard du pouvoir ». Cet auteur ne fait d’ailleurs que reproduire ce qu’ont écrit avant lui des spécialistes de philosophie ou de science politique : Michel Senellart, par exemple, a considéré que cette sentence dénonçait « les stratagèmes d’un pouvoir sans scrupules » [1]. Pour ces commentateurs, les « monstres » dont il est question dans la phrase de Saint-Just seraient les gouvernants, dont il entendrait fustiger les vices moraux et la méchanceté. À suivre leurs interprétations, cette sentence ne serait donc qu’un lieu commun, des plus banals, contre les puissants.

Or, pour peu que l’on replace la phrase dans son contexte, on s’aperçoit que ces « monstres » ne sont pas, comme ils le croient, les gouvernants [2], mais ceux qu’ils dirigent : les gouvernés, soit les sujets ou les citoyens de l’immense majorité des régimes politiques, puisque le terme « presque » indique que c’est seulement dans de très rares cas que les individus ne perdent pas toute qualité. En d’autres termes, pour Saint-Just, sauf à supposer que « l’art de gouverner » de nos dirigeants politiques soit excellent, c’est vous, moi et la quasi-totalité de nos concitoyens qui méritons d’être qualifiés de monstrueux.

En effet, citons en entier le passage du Discours sur la Constitution de la France contenant la sentence qui nous intéresse :

« J’ai pensé que l’ordre social était dans la nature même des choses et n’empruntait de l’esprit humain que le soin d'en mettre à leur place les éléments divers ; j’ai pensé qu'un peuple pouvait être gouverné sans être assujetti, sans être licencieux et sans être opprimé ; que l'homme naissait pour la paix et pour la vérité, et n'était malheureux et corrompu que par les lois insidieuses de la domination.

Alors j'imagine que si l'on donnait à l'homme des lois selon sa nature et son cœur, il cesserait d'être malheureux et corrompu.

Tous les arts ont produit leurs merveilles : l’art de gouverner n’a presque produit que des monstres ; c’est que nous avons cherché soigneusement nos plaisirs dans la nature, et nos principes [comprendre : nos principes politiques] dans notre orgueil.

Ainsi les peuples ont perdu leur liberté ; ils la recouvreront, lorsque les législateurs n’établiront que des rapports de justice entre les hommes ; en sorte que le mal étant comme étranger à leur intérêt, l’intérêt immuable et déterminé de chacun soit la justice. »

Ce passage prend place au début de la première partie du Discours sur la Constitution dans laquelle Saint-Just expose les idées politiques qui doivent guider les Conventionnels pour donner au pays une Constitution véritablement républicaine [3]. Dans l’extrait, il s’attache plus particulièrement à combattre l’idée attribuée à Hobbes par Rousseau [4] selon laquelle les hommes seraient naturellement méchants, ainsi que son corollaire : la nécessité d’un pouvoir oppressif qui empêcher le désordre et l’injustice de régner dans la société. Si les hommes, pense Saint-Just, sont licencieux, injustes, en guerre les uns contre les autres, enfin « malheureux et corrompu[s] », cet état n’est pas inné mais le résultat des « lois insidieuses de la domination » qui les pervertissent. Par conséquent, il suffira que les Conventionnels offrent aux citoyens français des lois justes (« des rapports de justice entre les hommes ») pour qu’ils cessent d’être, ainsi qu’il le déplore, des « monstres ».

Dans un autre passage du même discours, Saint-Just peint de manière frappante les « monstres » moraux que produit un pouvoir politique corrupteur. « Sous la monarchie, écrit-il, […] aucune idée de justice n’atteignait le cœur. La tête pleine d’exemples de vertus, de traits de courage, de leçons et de vérités sublimes, on était un lâche, un méchant dans le monde. […] Alors, pour être un homme de bien, il fallait fouler aux pieds la nature. La loi faisait un crime des penchants les plus purs. Le sentiment et l’amitié étaient des ridicules. Pour être sage, il fallait être un monstre. La prudence, dans l’âge mûr, était la défiance de ses semblables, le désespoir du bien, la persuasion que tout allait et devait aller mal ; on ne vivait que pour tromper ou que pour l’être ».

Saint-Just ne croit d’ailleurs pas qu’une Constitution suffise pour que les hommes et les femmes de la Révolution française ne soient plus ni méchants, ni malheureux. Cette ambition exige la mise en œuvre d’un programme législatif modifiant en profondeur les règles sociales et celles qui règlent la propriété : le Projet d’institutions républicaines que Saint-Just s’emploie à rédiger à partir du printemps 1794.



[1] Dans son livre Les arts de gouverner publié au Seuil en 1995. Les erreurs que comporte sa citation (« Seul l’art de gouverner n’a produit que des monstres ») montrent que M. Senellart s’est fié à sa mémoire, sans revenir au texte de Saint-Just pour la commenter.

[2] D’autres discours de Saint-Just comportent une critique du pouvoir exécutif et de ceux qui l’exercent : on pensera notamment à cet autre aphorisme célèbre qu’est « Un peuple n’a qu’un ennemi dangereux, c’est son gouvernement », qui mériterait d’ailleurs également d’être rapporté au sens général du texte dans lequel il s’insère, le Rapport sur la nécessité de proclamer le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix.

[3] Dans la seconde partie de ce discours, Saint-Just examine les dangers du projet de Constitution girondin, le principal étant la puissance excessive qu’il donne au pouvoir exécutif. On trouvera sur mon site Internet un résumé de ce discours dans mon article « Discours et rapports de Saint-Just à la Convention nationale (1792-1794). Catalogue et résumés », page 4.

[4] Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, première partie.