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Saint-Just moraliste : le portrait de l’homme révolutionnaire

Mon précédent billet citait le passage du Discours sur la Constitution de la France (24 avril 1793) dans lequel Saint-Just dépeint l’homme que produit le pouvoir monarchique, « monstre » endurci par ses malheurs et ne vivant « que pour tromper ou que pour l’être ». On trouve dans son dernier grand rapport, celui du 26 germinal an II (15 avril 1794), le pendant lumineux de la sinistre description des individus élevés sous l’Ancien Régime : le portrait de l’homme révolutionnaire, « héros de bon sens et de probité ».

Voici ce portrait, reproduit sans coupure : « Un homme révolutionnaire est inflexible, mais il est sensé, il est frugal ; il est simple sans afficher le luxe de la fausse modestie ; il est l'irréconciliable ennemi de tout mensonge, de toute indulgence, de toute affectation. Comme son but est de voir triompher la Révolution, il ne la censure jamais, mais il condamne ses ennemis sans l'envelopper avec eux ; il ne l'outrage point, mais il l'éclaire ; et, jaloux de sa pureté, il s'observe quand il en parle, par respect pour elle ; il prétend moins être l'égal de l'autorité qui est la loi, que l'égal des hommes, et surtout des malheureux. Un homme révolutionnaire est plein d'honneur ; il est policé sans fadeur mais par franchise, et parce qu'il est en paix avec son propre cœur ; il croit que la grossièreté est une marque de tromperie et de remords, et qu'elle déguise la fausseté de l'emportement. Les aristocrates parlent et agissent avec tyrannie. L'homme révolutionnaire est intraitable aux méchants, mais il est sensible ; il est si jaloux de la gloire de sa patrie et de la liberté qu'il ne fait rien inconsidérément ; il court dans les combats, il poursuit les coupables et défend l'innocence dans les tribunaux ; il dit la vérité afin qu'elle instruise, et non pas afin qu'elle outrage. Il sait que, pour que la Révolution s'affermisse, il faut être aussi bon qu'on était méchant autrefois ; sa probité n'est pas une finesse de l'esprit, mais une qualité du cœur et une chose bien entendue. Marat était doux dans son ménage, il n'épouvantait que les traîtres. Jean-Jacques Rousseau était révolutionnaire et n'était pas insolent sans doute : j'en conclus qu'un homme révolutionnaire est un héros de bon sens et de probité. »

À l’exception des deux dernières lignes qui sont des exemples – évidemment polémique, pour le second – d’« homme[s] révolutionnaire[s] », l’extrait dresse le portrait idéal du comportement mais aussi des qualités psychologiques des hommes et des femmes engagés dans la Révolution. À proprement parler, ce texte est donc moins un « portrait », soit la description d’une personne, qu’un « caractère », c’est-à-dire une peinture à visée morale d’un type humain [1]. Le modèle de ce type particulier de portrait fut bien sûr, au XVIIe siècle, les Caractères du moraliste La Bruyère, que Saint-Just possédait dans sa bibliothèque [2]. J’aurai l’occasion de reparler des moments de ses discours où, d’orateur, Saint-Just se fait soudain moraliste, ces passages contribuant à donner à son éloquence son ton si particulier.



[1] C’est, par exemple, la distinction que fait Marmontel au début de la notice « Portrait » dans ses Éléments de littérature. 

[2] Voir Anne Quennedey, L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale : un sublime moderne, Paris, H. Champion, 2020, p. 467-468.