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Des nouvelles d'un ami de Saint-Just, le comédien Dorfeuille

    J’ai récemment signalé la publication sur Cairn.info de mon article sur un poème inédit de Saint-Just paru en 2020 dans les Annales historiques de la Révolution française. Dans ce poème rédigé fin février ou début mars 1789 intitulé Vers à M. Dorfeuille après lui avoir vu joué Oreste d’Andromaque sur le Théâtre de Paris, le futur Conventionnel fait un éloge enthousiaste du talent du comédien Philippe-Antoine Dorfeuille (1754-1795) qui venait d’être refusé pour la seconde fois à la Comédie-Française. C’est vers cette époque, vraisemblablement après que Saint-Just lui eut fait parvenir son poème, que les deux hommes se lièrent. Leur amitié perdura sous la Révolution, comme le prouve le fait que Dorfeuille édita en mai 1791 dans l’une de ses publications de longs extraits d’Organt dans le but de faire de la publicité au poème de Saint-Just.

    En 1791, Dorfeuille, qui avait pris parti pour la Révolution, exerçait alors son métier de comédien en province tout en menant une activité de propagande en faveur des idées nouvelles. Engagé comme volontaire en août 1792 puis devenu aide de camp du général Anselme à l’armée du Midi, il séjourna à Paris de fin 1792 à mars 1793 et, d’après les comptes rendus des séances du club, parla à deux reprises à la société des Jacobins en décembre 1792. Dans l’article que j’ai consacré aux Vers à M. Dorfeuille, je notais que plusieurs indices font penser que Saint-Just et Dorfeuille continuaient à entretenir des relations à cette époque. Je remarquais toutefois qu’aucun document ne l’indiquait de façon indiscutable ni, a fortiori, ne prouvait que leurs relations amicales s’étaient poursuivies au-delà de cette date : « Aucune source dont nous ayons connaissance, écrivais-je, ne permet de dire si les deux hommes continuèrent à se fréquenter en 1793-1794 alors que leurs opinions politiques devenaient de plus en plus dissemblables, Dorfeuille se rapprochant ouvertement en janvier 1794 des positions hébertistes en publiant un Père Duchesne ». 

    Je souhaite ici compléter les développements que j’ai consacrés dans les Annales historiques à l’amitié de Saint-Just et Dorfeuille à partir d’un document qui apporte des renseignements neufs sur leurs relations. Le recueil dont le document est extrait est bien connu des historiens, puisqu’il s’agit du troisième tome des Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc., supprimés ou omis par Courtois paru en 1828 [1]. Aux pages 375 à 379 de ce volume, on trouve une longue lettre datée de « Nice, le 17 mai, l’an II de la République française [1793] » que Dorfeuille a adressée à la société des Jacobins. Que Dorfeuille ait voulu être en correspondance avec le club de la rue Saint-Honoré ne peut d’ailleurs nous étonner car il avait fait en sorte d’y parler à deux reprises six mois plus tôt. 

    Dans sa lettre, Dorfeuille donne des nouvelles de l’armée d’Italie qu’il a rejointe et annonce qu’il s’apprête à suivre le général Jacques Louis Saint-Martin en Corse pour lutter contre l’« état de révolte » causé par Paoli. Il demande aussi aux Jacobins d’user de leur influence auprès du gouvernement pour augmenter les effectifs militaires envoyés en Corse. Mais, dans cette lettre, c’est le post-scriptum qui nous intéresse particulièrement. À deux semaines des journées des 31 mai-2 juin 1793, Dorfeuille y salue ses « frères jacobins » et s’y élève contre les « hommes d’État », expression péjorative qui désigne les Girondins. Il y évoque également plusieurs députés pour lesquels il use de termes amicaux puisqu’il demande aux Jacobins de transmettre « [s]es amitiés à Jean Lebon-St.-André, à Dubois-Crancé, à St.-Just, au père Duchène et à tous nos braves frères, sans excepter Marat, le prophète Marat ! ». 

    Cette lettre aux Jacobins a été écrite dans le contexte de la lutte exacerbée que se livrent alors la Montagne et la Gironde, celle-ci ayant obtenu le 13 avril 1793 la mise en accusation de Marat, acquitté le 24 avril (Hébert sera lui-même arrêté le 24 mai) : la formule hyperbolique « le prophète Marat ! » est ainsi à la fois un témoignage d’admiration et une marque de soutien politique. Les personnalités que Dorfeuille nomme dans son post-scriptum appartiennent toutes à la Montagne : il s’agit des Conventionnels Jeanbon Saint-André (« Jean Lebon-St.-André »), Dubois-Crancé et Saint-Just ; du journaliste Jacques-René Hébert, l’auteur du Père Duchesne ; enfin, de Jean-Paul Marat, représentant du peuple à la Convention nationale mais aussi journaliste réputé, avec L’Ami du Peuple et, à cette date, le Journal de la République française.

D’après la formule qu’il utilise pour introduire cette liste de nom (« Mes amitiés à… »), Dorfeuille entretient avec ces cinq révolutionnaires des relations personnelles chaleureuses. Les seules informations précises dont nous disposons à cet égard concernent Dubois-Crancé. En mai 1793, les Dorfeuille et Dubois se connaissent depuis plusieurs années ainsi que l’indique une brochure de 1791 portant leurs deux noms [2] ; et en août 1793, Dubois-Crancé, que Dorfeuille a rejoint à Lyon à son retour de Corse, le nommera commissaire civil dans le district de Roanne puis, en octobre 1793, après la défaite des fédéralistes, président de l’un des deux tribunaux d’exception institués à Lyon. 

En mai 1793, lorsque l’ancien comédien écrit cette lettre, les liens de Dorfeuille avec Saint-Just sont vieux de plusieurs années, comme l’est sa relation avec Dubois-Crancé. L’amitié entre Saint-Just et Dorfeuille est même sans doute plus ancienne, puisque les deux hommes se connaissent depuis quatre ans. La lettre de Dorfeuille aux Jacobins montre que ces liens amicaux existent toujours, ce que je ne faisais que supposer dans l’article des Annales historiques de la Révolution française. Mais peut-être ne sont-ils pas aussi étroits que ceux que Dorfeuille entretient alors avec Dubois-Crancé qui lui confiera plusieurs missions importantes les mois suivants et que, dans le post-scriptum de sa lettre, il nomme d’ailleurs avant Saint-Just.



[1] Comme son titre l’indique, cette publication réunit un ensemble de pièces saisies chez les révolutionnaires exécutés le 10 Thermidor que n’ont pas été reproduits à la suite du rapport d’Edme Bonaventure Courtois à la Convention nationale sur les papiers de Robespierre et de ses amis (séance du 16 nivôse an III). 

[2] On trouve cette brochure de sept pages à la Bibliothèque nationale sous la cote 8-LB39-10323. Elle est également proposée à la vente par un libraire qui donne une photographie de la première page du texte de Dorfeuille, et une autre du texte de Dubois-Crancé.