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Saint-Just cavalier : sur un trajet entre Fleurus et Paris

Le 30 juillet dernier a eu lieu au Panthéon la commémoration en l’honneur de Robespierre, de Saint-Just et des autres victimes du coup d’État du 9 Thermidor en II (27 juillet 1794). Cette manifestation s’est tenue devant le Monument à la Convention nationale, autrement appelé Autel républicain, érigé en 1913 par François-Léon Sicard à l’emplacement où Soufflot souhaitait installer l’autel religieux.

L’Autel républicain réunit une vingtaine de personnages autour d’une sculpture allégorique coiffée d’un bonnet phrygien et tenant un sabre qui figure la Convention. À sa droite, un groupe de députés, parmi lesquels on reconnaît Maximilien Robespierre, prête serment. À sa gauche, Sicard a évoqué les soldats de l’an II et les victoires militaires de la Première République contre les rois coalisés. Il a sculpté un groupe de soldats précédés de deux tambours que surplombe un homme à cheval couramment identifié à Saint-Just [1]. Le jeune Conventionnel, on le sait, mena de l’automne 1793 à l’été 1794 plusieurs missions aux armées en Alsace puis dans le Nord de la France, missions qui aboutirent à des victoires dont la plus célèbre est celle de Fleurus le 26 juin 1794. Dans l’imaginaire collectif, ses missions aux armées ont conduit à associer Saint-Just à l’équitation, ainsi qu’en témoignent d’autres œuvres des XIXe et XXe siècles comme cette gravure de Paul Jonnard-Pacel que mon amie Louise répertorie sur son site Internet, ou encore une chromolithographie de 1905 par Frédéric Regamey conservée à la Bibliothèque universitaire de Strasbourg. Sur cette dernière œuvre, Saint-Just est l’homme à cheval au second plan dont l’assise très droite rappelle celle du cavalier de l’Autel républicain édifié quelques années plus tard.

Si Saint-Just est le seul des membres du Comité de salut public que les artistes aient représenté en cavalier, sa pratique de l’équitation est-elle historiquement attestée, et que pouvons-nous en connaître ? Telle est la question que je me propose de traiter dans cet article.

Que Saint-Just ait été un bon et même un excellent cavalier peut être déduit du témoignage de son collègue Bertrand Barère sur son retour à Paris après la bataille de Fleurus. Barère a en effet indirectement apporté des informations sur ce trajet dans l’un de ses rapports à la Convention et dans ses Mémoires. Dans ces derniers, on apprend qu’après cette victoire « Saint-Just arriva au Comité plus tôt que les officiers porteurs des drapeaux autrichiens envoyés à la Convention avec les dépêches du général en chef Jourdan » [2] : la rapidité avec laquelle Saint-Just revint à Paris après la bataille est donc soulignée par Barère. Le début de son Rapport sur la victoire de Fleurus du 11 messidor an II (29 juin 1794) [3] dans lequel il déclare aux Conventionnels que « le représentant du peuple Saint-Just est venu cette nuit avec les nouvelles satisfaisantes que je viens vous apporter » précise que le jeune représentant en mission arriva au Comité durant la nuit du 28 au 29 juin 1794. La bataille de Fleurus s’étant achevée le 26 juin 1794 vers 6 heures du soir et Saint-Just ayant signé la lettre annonçant la victoire au Comité, il faut donc qu’il ait parcouru le trajet jusqu’à Paris en une cinquantaine d’heures.

Pour aller à Paris depuis le champ de bataille de Fleurus, un peu moins de cinq heures en voiture sont aujourd’hui nécessaires si l’on suit l’un des deux trajets qu’a pu prendre Saint-Just [4] : de Fleurus à Charleroi puis à Mons, Maubeuge, Avesnes, Vervins, Laon, Soissons et enfin Paris ; ou en passant par Philippeville entre Charleroi et Avesnes, le reste du parcours étant identique. Dans le second cas, le trajet effectué est d’un peu plus de 280 km. Dans le premier, il est plus long d’une trentaine de kilomètres mais il permettait au Conventionnel de passer en des lieux dont la situation importait pour la défense de la République (on pense par exemple à Mons, qui sera pris le 1er juillet suivant).

Est-il possible que Saint-Just ait fait en une cinquantaine d’heures ce voyage autrement qu’à dos de cheval ? En d’autres termes, peut-on supposer qu’il ait fait usage d’une voiture à cheval pour ce trajet ? D’après les informations que j’ai trouvées sur les vitesses des voitures attelées de chevaux autorisés à galoper (ce qui ne l’était que pour très peu d’entre elles), les plus rapides pouvaient rouler sur de longues distances à 12 ou 13 km/h. Un trajet de 280 à 310 kilomètres aurait ainsi pu être effectué en cabriolet en vingt-deux à vingt-six heures, ce qui permettait à Saint-Just de s’arrêter pour dormir. Toutefois, un si long trajet à une telle vitesse aurait exigé que les chevaux soient fréquemment changés ou qu’ils bénéficient de longs temps de repos, ainsi que l’explique ce document synthétique édité par le Musée de la Poste. Ajouter dix à quinze arrêts pour dételer et atteler aurait ainsi considérablement ralenti la vitesse horaire de Saint-Just. Il ne me semble donc pas vraisemblable qu’une voiture légère eût permis à Saint-Just d’arriver avant des courriers galopant à une vingtaine de kilomètres à l’heure, même si l’on fait l'hypothèse qu’il partit quelques heures avant eux. C’est pourquoi nous devons considérer que Saint-Just dut effectuer le trajet entre Fleurus et Paris à cheval en changeant plusieurs fois de monture aux relais de poste.

Si un pur-sang atteint 60 à 65 km/h sur un champ de course, la vitesse moyenne d’un cheval au galop sur des distances moins courtes est très inférieure, de l’ordre de 21 km/h. Cet article sur une épreuve d’endurance équestre explique par exemple que, pour des distances de 110 à 160 kilomètres effectuées par étapes de trente kilomètres, la vitesse moyenne de chevaux spécialement entraînés est de 18 km/h. Avec un cheval presque continuellement au galop, il aurait ainsi fallu que Saint-Just passe une quinzaine d’heures sur sa monture pour effectuer la route entre Fleurus et Paris, et s’il avait préféré faire trotter son cheval, une vingtaine d’heures [5]. Que, pour ce trajet, Saint-Just ait passé huit à dix heures par jour sur un cheval allant à une allure très rapide, ou plus d’heures à une allure plus lente, suppose donc qu’il était un cavalier aguerri et que sa forme physique était très bonne. On pense ici au portrait que Pierre Paganel a laissé de Saint-Just, dans lequel on lit que le jeune Conventionnel avait « un corps sain » dont les « proportions […] exprimaient la force » [6]. 

Resterait à savoir quand et comment Saint-Just devint un cavalier accompli. L’hypothèse la plus simple serait que ce soit chez sa mère, à Blérancourt, qu’il ait pris l’habitude de monter à cheval pour s’occuper des différentes affaires qui l’appelaient dans son pays ou à Paris. Mais son ami de jeunesse Germain Gateau a indiqué sans ambiguïté en préface de la première édition des Fragmens sur les institutions républicaines que Saint-Just « faisai[t] à pied, dans les saisons les plus rigoureuses, des marches pénibles et forcées » afin d’aider « les opprimés et les malheureux » [7]. D’après son témoignage, Saint-Just ne bénéficiait donc pas, dans les années qui précédèrent son élection à la Convention, d’un cheval lui appartenant ou appartenant à sa famille qu’il aurait pu monter régulièrement.



[1] Voir, par exemple, Ralph Korngold, Saint-Just, Grasset, 1937, p. 11.

[2] Mémoires de B. Barère publiés par Hippolyte Carnot et David d’Angers, Paris, J. Labitte, 1842, tome II, p. 157.

[3] Sur l’imprimé original, c’est par erreur que la victoire de Fleurus est datée du 13 prairial an II.

[4] Afin d’établir ces trajets, je me suis appuyée sur la Carte des Routes de Postes de l'Empire français de 1809 ainsi que sur une carte figurant les principales routes françaises de la seconde moitié du XVIIIe siècle (Guy Arbellot, « La grande mutation des routes en France au XVIIIe siècle », Annales, 1973, n° 3, p. 790, carte 4). J’ai par ailleurs supposé que Saint-Just avait fait le choix de ne pas dévier de la route la plus rapide pour gagner Paris.

[5] Pour ce calcul, nous supposons que toutes les routes, en ce mois de juin 1794, étaient en bon état, et que les chevaux que lui confièrent les maîtres de poste étaient tous rapides et exempts de défauts…

[6] Essai historique et critique sur la Révolution française, Paris, Panckoucke, 1815, tome II, p. 364.

[7] Saint-Just, Fragmens sur les institutions républicaines, Paris, Fayolle, 1800, p. XV.