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Le nom « Saint-Just » et l’onomastique romanesque

Le révolutionnaire Saint-Just eut-il conscience de porter un nom de personnage de roman ? Si un amateur de romans français du XIXe siècle ou des siècles suivants pourra trouver la question curieuse, il en va autrement lorsque l’on considère les ouvrages romanesques que Saint-Just et ses contemporains ont pu lire.

Quiconque s’intéresse à la littérature du XVIIIe siècle connaît Saint-Preux, le héros de Julie ou La Nouvelle Héloïse. Mais, au-delà du héros de Jean-Jacques Rousseau (dont le nom, donné par Claire, est d’ailleurs un surnom), de nombreux personnages masculins et féminins des romans du siècle des Lumières sont dotés de patronymes commençant par « Saint ». On se rappellera peut-être que l’héroïne de L’Ingénu de Voltaire se nomme Mademoiselle de Saint-Yves et qu’elle est en butte aux désirs libidineux d’un certain Monsieur de Saint-Pouange, ou que l’un des personnages de La Philosophie dans le boudoir de Sade a pour nom Madame de Saint-Ange. À approfondir les recherches dans les romans du XVIIIe siècle, la famille onomastique des patronymes romanesques commençant par « Saint » apparaît particulièrement vaste, aussi large que celles des noms en Val- (comme Valmont), -cour (Meilcour), -ac (Versac) et -euil (Merteuil) que Laurent Versini avait repérée en son temps [1].

Ainsi, on trouve un personnage nommé « Saint-Lieu » et un autre nommé « Saint-Ange » dans les Lettres d’un philosophe sensible (1769) de Pierre-Firmin de Lacroix, un « Saint-Rémi » dans l’ouvrage anonyme intitulé Lettres trouvées dans les papiers d’un père de famille (1763), un « Monsieur de Saint-Sever » et une « Mademoiselle de Saint-Albin » dans les Lettres du Marquis de Roselle (1764) d’Anne-Louise Élie de Beaumont, ainsi qu’une « Mademoiselle de Saint-Fray » et sa mère, « Madame de Saint-Fray », dans La Philosophe par amour, ou lettres de deux amants passionnés, mais vertueux (1765) d’un certain Gatrey. Dans plusieurs romans, le nom du personnage principal se trouve inclus dans le titre : les Mémoires de M. le marquis de Saint-Forlaix (1770) de Nicolas-Etienne Framery, le Tableau des mœurs d'un siècle philosophe : histoire de Justine de Saint-Val (1786) de François-Claude Le Roy de Lozembrune ou encore Saint-Alme (1790) de Jean-Claude Gorjy, par exemple.

Cette liste est loin d’être exhaustive [2]. Que, dans les romans de l’époque, tant de noms de personnages commencent par Saint- s’explique par une préférence des auteurs pour les patronymes évoquant des qualités (c’est le cas, par exemple, des noms finissant par -ange) qui, de surcroît, « sonnent » bien. Les noms en Saint- appartenaient manifestement à cette catégorie pour les locuteurs français de l’époque, ainsi que l’illustre le choix que firent nombre de contemporains de les prendre comme pseudonymes : on pourra penser à Jeanbon Saint-André, le collègue de Saint-Just au Comité de salut public, ou au sociétaire de la Comédie-Française Saint-Fal que Saint-Just brocardait en 1789 dans son Organt [3]. De plus, il semble que, pour les romanciers du XVIIIe siècle, attribuer à un personnage un patronyme commençant par Saint- ait été une manière de faire connaître qu’il appartenait à l’aristocratie. Cette indication, cependant, à elle seule ne suffisait pas pour en faire un membre de la noblesse, puisque j’ai pu trouver, dans les romans que j’ai parcourus, un domestique du nom de « Saint-André ». Enfin, la vogue des patronymes en Saint- dans les romans de l’époque paraît aussi avoir eu pour cause, et peut-être pour cause principale, le succès de La Nouvelle Héloïse et de ses héros Julie et Saint-Preux. En effet, tous les romans que j’ai cités sont postérieurs à la publication en 1761 de cet ouvrage. En donnant à leur tour un nom en Saint- à leurs héros, les romanciers auraient non seulement été influencés par leur lecture de Rousseau mais auraient également, pour certains, cherché à doter leurs personnages des caractéristiques du personnage inventé par Rousseau, comme la jeunesse, le charme et la sensibilité [4].

Toutefois, tous les noms propres commençant par Saint-, qu’ils soient pseudonymes ou authentiques, n’évoquent pas les héros des romans du XVIIIe siècle. Si le nom de Saint-Just ne déparerait pas parmi tous les patronymes romanesques, c’est parce que, dans plusieurs de ceux-ci (« Saint-Preux », « Saint-Sever », « Saint-Ange » ou encore « Saint-Alme » [5]), le second mot dont ils sont formés désigne une qualité morale, ce qui rappelle la deuxième partie (« Just ») du nom de ce révolutionnaire. On précisera encore que, lorsque les héros de romans appartiennent à la noblesse et qu’ils font partie des personnages principaux, ils sont désignés indifféremment avec leurs titre et particule (« le marquis de Saint-Forlaix ») ou sans (« Saint-Forlaix ») : le fait que Saint-Just n’ait pas appartenu à la noblesse n’interdisait donc pas une identification imaginaire à ces figures romanesques.

Il me semble même que cette possible identification entre Saint-Just et des personnages de romans dont les noms étaient proches du sien permet d’expliquer, au moins en partie, que ses ennemis se soient plu à le présenter comme un membre de l’ancienne noblesse. Le jeune révolutionnaire est ainsi appelé ironiquement « monsieur le chevalier de Saint-Just » dans un pamphlet girondin de l’été 1793 et dans un autre de Desmoulins datant de février ou mars 1794, tandis qu’un ouvrage de 1796 le qualifie de « soi-disant marquis de Saint-Just » [6]. Saint-Just n’ayant jamais cherché à se prévaloir de ces titres de noblesse, on doit supposer que ce sont certaines particularités attachées à sa personne qui ont amené ses ennemis à vouloir voir en lui un « ci-devant ». Parmi ces particularités, un nom de famille aux sonorités perçues comme « aristocratiques » a sans doute fortement contribué à le croire d’origine noble.

S’il est bien sûr impossible d’affirmer que Saint-Just a été sensible aux connotations romanesques de son patronyme, il est très probable que sa ressemblance avec ceux de héros de livres alors à la mode ne lui avait pas échappé… Un siècle plus tard, quand Proust cherchera un patronyme pour le jeune aristocrate plein de charme qui est l’ami du narrateur de la Recherche du temps perdu, il le nommera Saint-Loup. Ce choix étonnant à une époque où les noms composés en Saint- sont passés de mode chez les romanciers pourrait-il avoir été influencé par les romans du XVIIIe siècle mais aussi par ce que Proust avait lu sur Saint-Just ? La description qu’il fait de Saint-Loup dans le deuxième tome de son ouvrage (« je vis, grand, mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée, passer un jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et les cheveux aussi dorés que s'ils avaient absorbé tous les rayons du soleil ») n’évoque certes que de très loin le Saint-Just historique tel que nous le connaissons d’après son portrait par Angélique-Louise Verrier-Maillard et les souvenirs de ses contemporains. En revanche, il rappelle le portrait qu’au XIXe siècle les écrivains romantiques ont dressé du jeune révolutionnaire, qu’ils ont vu « grand, mince » et se tenant le corps très droit, ses « cheveux blonds tombant des deux côtés de son cou », avec une « peau aristocratique » ayant un « caractère singulier d’éclat et de transparence » [7]. Marcel Proust a encore prêté à Saint-Loup une « extraordinaire beauté » lui donnant un « air efféminé » et une élégance raffinée. Là aussi, on pourra penser aux descriptions que Vigny, Lamartine et Michelet, à la suite de Charles Nodier, ont faites de Saint-Just, dans lesquelles ils insistent sur la beauté féminine de ses traits ainsi que sur la recherche que le jeune révolutionnaire aurait mise dans le choix de ses vêtements.



[1] Laurent Versini, « De quelques noms de personnages dans le roman du XVIIIe siècle », Revue d’Histoire littéraire de la France, avril-juin 1961 (61e année, n° 2), p. 177-187. Le critique insiste sur le fait que les mots ou les syllabes qui composent ces noms renvoient souvent aux caractères des personnages qui les portent.

[2] Pour l’établir, je me suis notamment appuyée sur l'article d'Adela Dumitrescu « Le personnage dans le roman épistolaire du XVIIIe siècle », qui peut être lu en ligne.

[3] Voir mon article « Saint-Just amateur de théâtre d’après un poème inconnu, les Vers à M. Dorfeuille » publié dans les Annales historiques de la Révolution française (n° 400, avril-juin 2020, p. 31-50), consultable sur mon site Internet. Le vrai nom de Saint-Fal était Etienne Meynier.

[4] Monsieur de Saint-Pouange, le personnage éminemment antipathique de L’Ingénu, est une exception criante à cette règle. Avec ce patronyme commençant par Saint- et finissant par -ange mais désagréable à l’oreille, Voltaire entendait manifestement jouer avec les attendus onomastiques des lecteurs de son temps.

[5] Alme est un adjectif rare, utilisé surtout en poésie, qui signifie « nourricier, auguste ».

[6] Voir Anne Quennedey, L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale : un sublime moderne, Paris, Honoré Champion, 2020, p. 225.

[7] Ces passages sont extraits de l’Histoire des Girondins d’Alphonse de Lamartine et de l’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet. Ils sont étudiés dans mon livre cité à la note précédente.