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Saint-Just à Little Sparta et à Glasgow : les sculptures de Ian Hamilton Finlay

Je m’intéresse depuis plusieurs années à l’artiste écossais Ian Hamilton Finlay qui a donné dans son œuvre une grande place à la Révolution et, parmi les révolutionnaires français, à Saint-Just. De passage en Écosse cet été, j’ai visité Little Sparta, le jardin de Stonypath, près d’Edimbourg, que Ian Hamilton Finlay (1925-2006) a modifié avec son épouse Sue durant quatre décennies pour en faire un jardin paysager abritant plusieurs centaines de ses œuvres sculptées. Ce jardin est visitable quelques jours par semaine, de juin à septembre. On trouvera des informations à son sujet sur le site dédié.

     L’œuvre qu’est Little Sparta relève d’un courant artistique, la poésie concrète, qui n’a pas à ma connaissance de tenants ni de réalisations majeures en France. Pour s’en faire une idée, on peut penser aux jardins agrémentés de fabriques, ces monuments imitant des ruines antiques et des ouvrages de maçonnerie exotiques que le XVIIIe siècle appréciait tout particulièrement. Une partie des œuvres de Finlay à Little Sparta peuvent d’ailleurs être considérées comme des fabriques : ce sont par exemple le temple à Apollon et celui dédié à Philémon et Baucis, la petite pyramide en l’honneur de Caspar David Friedrich, les nombreuses colonnes et obélisques, ou encore les tables de pierre évoquant les tombeaux et cénotaphes antiques. Mais toutes les œuvres de Little Sparta n’ont pas cette monumentalité : beaucoup utilisent des supports plus familiers et même volontairement prosaïques, comme des bancs, des pots de fleurs et des arrosoirs. Autre différence avec les jardins ou parcs « à fabriques », les œuvres sculptées pour Little Sparta portent systématiquement des inscriptions en anglais ou en latin, plus rarement dans d’autres langues, dont le texte a été rédigé par Finlay ou qu’il a emprunté à des écrivains. Ces textes constituent un aspect important – peut-être le plus important – de l’œuvre, ce qui n’est pas le cas pour les fabriques du XVIIIe siècle.

Ian Hamilton Finlay ne sculptant pas lui-même, il faisait réaliser par des collaborateurs les œuvres qu’il avait imaginées. Le sens de chacune de ces réalisations tient dans le rapport établi entre texte et support qui relève de la tradition des inscriptions sur monuments de l’Antiquité gréco-latine. Mais, à Little Sparta, c’est le décalage entre les œuvres et cet attendu culturel qui crée leur sens, parfois sibyllin, et la présentation des sculptures dans le jardin donne de surcroît lieu à des mises en scène qui peuvent clarifier ou complexifier l’interprétation de leur sens. Ainsi, sa tête de Saint-Just en Apollon dont je reparlerai plus bas, parce qu’elle est posée à même le sol, est à comprendre comme la partie apparente d’une statue gigantesque enfouie sous terre, ce qui suggère que les vraies dimensions de ce révolutionnaire sont très supérieures à celles de la commune humanité (il mérite une statue qui ait les dimensions de l’Athéna Parthénos) mais aussi qu’il reste en quelque sorte à découvrir (la statue enfouie sous terre rappelle les vestiges de civilisations disparues).

        Nous voilà partis dans le jardin de Finlay à la chasse aux œuvres évoquant Saint-Just. Dans la mesure où un tel inventaire n’a pas encore été réalisé, je me propose de le faire ici. Nous avions vu une première œuvre lors de notre arrivée dans le jardin : la porte d’entrée maçonnée menant au « Front Garden » de Little Sparta dont le linteau porte les mots « A cottage ▪ A field ▪ A plough » (en français : Une chaumière ▪ Un champ ▪ Une charrue) et, sur son revers, « There is happiness » (Voici le bonheur). Ces inscriptions sont une version abrégée de la formule par laquelle Saint-Just a opposé le bonheur promis par la Révolution française, le « bonheur de Sparte et celui d’Athènes dans ses beaux jours », à celui consistant « dans l’oubli des autres et dans la jouissance du superflu » : « une charrue, un champ, une chaumière à l’abri du fisc, une famille à l’abri de la lubricité d’un brigand, voilà le bonheur » [1]. La référence de Saint-Just à Sparte, de même que celle aux travaux agricoles, ne pouvait que séduire le poète créateur de Little Sparta…

Dans le « Front Garden », nous avons trouvé deux autres œuvres qui rappellent l’ambition lacédémonienne qui guida la réalisation du jardin de Finlay. Il s’agit d’une petite plaque posée au sol portant les initiales de Saint-Just (« S - J ») suivies d’une flèche pointant en direction de la seconde œuvre. Celle-ci est constituée d’un socle de colonne en pierre placé devant un arbre qui, ensemble, forment un arbre-colonne (« a tree-column ») gravé du nom de Saint-Just [2]. Cet arbre-colonne est situé à proximité d’un autre dédié à Lycurgue, le législateur mythique de Sparte, dont le nom a été orthographié « Lycurge » selon une graphie usuelle en France au XVIIIe siècle. La mise en relation de ces trois œuvres ainsi que ce choix orthographique établissent un rapprochement entre l’œuvre législative du célèbre Spartiate à qui était attribuée la Constitution de sa cité, et celle de Saint-Just, l’un des principaux rédacteurs de la Constitution de 1793 et l’auteur d’un Projet d’institutions rappelant par plusieurs aspects les lois de Lacédémone. Le livre accompagnant la visite de Little Sparta explique que ces arbres-colonnes sont des monuments commémoratifs (« memorials ») mais que la nature vivante des arbres concrétise également l’idée d’une continuation possible de l’œuvre de ces législateurs. Le livre indique encore qu’avec l’arbre-colonne qu’il lui a érigé Finlay entendait montrer que Saint-Just était le « pilier » de la Révolution française [3].

Le « Temple Pool Garden » contient lui aussi deux œuvres qui concernent Saint-Just. Dans l’allée principale près du plan d’eau, une base de colonne porte sur son pourtour « Saint-Just » et « Exaltation is virtue » écrits en capitales romaines. Cette phrase peut être considérée à la fois comme la synthèse d’une pensée que Saint-Just a exprimée dans son dernier rapport [4] et comme un commentaire sur son art et sa personnalité. Plus loin, sur un mur du bâtiment que Finlay a transformé en temple dédié à Philémon et Baucis, l’artiste a installé, à la façon des Romains, un laraire abritant une statue d’Apollon. Cette statuette en bronze d’un homme qui court a été réalisée d’après le groupe du Bernin Apollon et Daphné, Finlay ayant conservé le seul Apollon, placé dans sa main gauche une mitraillette destinée à moderniser la figure de ce dieu guerrier, et inscrit sur le socle la dédicace « À S-J ». L’assimilation de Saint-Just au dieu grec se retrouve plus loin dans le « Wild Garden » avec, posée sur le sol, la tête dorée géante portant gravé sur le front « Apollon Terroriste ». En employant le français, Finlay nous a indiqué que l’œuvre faisait référence à la Révolution et à la période dite de la Terreur. Il a suivi la tradition qui donne à Saint-Just comme à Apollon, outre la jeunesse, une beauté singulière. La tête sculptée de Little Sparta est moins fidèle aux traits de Saint-Just qu’aux canons de la statuaire masculine grecque. Toutefois, afin de rendre plus nette l’identification du dieu et du révolutionnaire, l’artiste écossais a donné à sa tête d’Apollon le nez aquilin de Saint-Just.

Nous avons trouvé les deux dernières sculptures de Finlay évoquant Saint-Just dans le « Lochan Eck Garden », la partie la plus reculée de Little Sparta organisée autour d’un petit lac. La fausse ruine constituée d’un socle portant une citation de Saint-Just et d’une colonne tombée à terre a été installée en bordure de ce jardin. La phrase que Finlay a retenue pour cette œuvre est un passage traduit en anglais du rapport de Saint-Just du 11 germinal an II : « The world has been empty since the Romans ». L’artiste écossais a également transformé cette citation en sentence, la phrase de Saint-Just étant plus longue et, pour son sens, moins mélancolique (« Le monde est vide depuis les Romains ; et leur mémoire le remplit, et prophétise encore la liberté »). En présentant cette œuvre non pas debout mais en ruine, Ian Hamilton Finlay a d’ailleurs accentué l’impression de désastre que donne lorsqu’on l’isole la première partie de la phrase de Saint-Just.

Une fois franchie la barrière qui sépare le paysage de lande du « Lochan Eck Garden » du reste du jardin, le visiteur rencontre certaines des œuvres les plus monumentales du site. Celle qui intéresse Saint-Just est installée sur une colline un peu en surplomb du lac. Elle est constituée de onze blocs de pierre soigneusement gravés de capitales romaines mais mal équarris, comme si elle avait été brisée. L’œuvre tient ainsi à la fois de la ruine antique et du puzzle, les pierres donnant l’impression de pouvoir être déplacées pour écrire d’autres phrases… Tels qu’ils ont été disposés, les blocs forment l’aphorisme « The present order is the disorder of the future » (L’ordre présent est le désordre du futur) qui n’appartient pas au corpus des textes de Saint-Just [5]. Cette maxime n’est cependant pas étrangère à sa pensée, qu’on entende par « present » son époque ou la nôtre, car Saint-Just était convaincu qu’à terme l’organisation sociale égalitaire qu’il appelait de ses vœux ne pourrait que s’imposer. On trouvera une photographie de cette œuvre en haut de cette page ; cette gravure de Finlay permet quant à elle de s’en faire une idée plus précise.

 Ces huit sculptures de Little Sparta donnent de Saint-Just une image héroïque séduisante mais avec laquelle il n’est pas possible d’être entièrement d’accord. Ian Hamilton Finlay a rappelé avec force dans son œuvre que la violence fait partie de tout processus politique. Pour autant, faire de Saint-Just l’incarnation de la violence révolutionnaire ou de la Terreur, comme plusieurs de ses œuvres le proposent, n’est pas soutenable. Sur ce point, son interprétation de l’action du jeune révolutionnaire me paraît tributaire d’ouvrages datés comme l’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet, qui surnomma malencontreusement Saint-Just « l’archange de la mort », mais aussi de l’historiographie de l’époque où la plupart de ces œuvres ont été conçues, les années 1980 ayant couramment opposé à la suite de François Furet la « bonne Révolution » libératrice de 1789 à une Révolution qui en 1794 serait devenue sanguinaire.

D’autres interprétations que Ian Hamilton Finlay a données de l’œuvre politique de Saint-Just sont en revanche très stimulantes. Je pense en particulier à la mise en évidence qu’il propose du grand projet de Saint-Just que sont ses Institutions républicaines. Le monument concernant Saint-Just que j’ai préféré à Little Sparta est peut-être le discret arbre-colonne dédié au jeune révolutionnaire que Finlay a jumelé à celui de Lycurgue. En 2017, à l’occasion de l’exposition organisée pour le deux cent cinquantième anniversaire de sa naissance, l’Association pour la sauvegarde de la Maison de Saint-Just avait sur ma suggestion acheté plusieurs lithographies de Finlay [6], dont son Saint-Just Composing the Republican Institutions que je trouve saisissant. Quelques jours avant notre visite à Little Sparta, j’avais découvert à la Gallery of Modern Art de Glasgow une autre œuvre de Finlay qui, bien qu’indirectement, entretient un rapport fort avec Saint-Just et son Projet d’institutions. Il s’agit d’une installation intitulée The Patriot’s Room, 1789. An Idyll réalisée en 1996 pour les collections permanentes de ce musée d’art contemporain. L’installation est constituée d’un lit, d’une table de nuit, d’un petit bureau et d’une chaise en bois de pin très simples avec, sur les murs, des ouvrages au point de croix dans des cadres [7]. Sur la table, une feuille de papier et deux encriers créent un climat studieux, tandis que le lit sans matelas et l’absence de tout luxe donnent l’impression que le révolutionnaire de 1789 qui vivrait dans cette chambre y mènerait une vie spartiate consacrée à l’élaboration intellectuelle du monde à venir.

 En créant cette installation, Finlay n’a vraisemblablement pas songé exclusivement à Saint-Just mais il est clair que, eu égard au mode de vie très sobre et même austère que le Conventionnel défend dans ses Institutions, l’installation ne peut que le concerner. Certains passages des lettres de Saint-Just datant des premières années de la Révolution m’ont d’ailleurs paru résonner avec l’œuvre de Finlay. Je pense notamment à la phrase de la lettre à Beuvin du 18 février 1791 dans laquelle Saint-Just écrit à propos de la rédaction de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France que « ce travail continuel dans la solitude [l’]obsède ». L’une des tapisseries accrochées dans la chambre m’a également paru renvoyer au jeune Conventionnel. Rappelant par leur facture les abécédaires populaires, les tapisseries imaginées par Finlay portent toutes des sentences qui évoquent la Révolution ou les révolutions ; mais celle installée juste au-dessus du lit peut plus étroitement être mise en rapport avec Saint-Just. Son texte est en effet un jeu de mots [8] utilisant les termes « blade » (en français, la lame d’une arme blanche) et « factions » qui rappellent les célèbres rapports que Saint-Just fit contre les « factions » hébertistes et dantonistes en 1794 mais aussi, me semble-t-il, le mot « glaive » que Saint-Just emploie fréquemment dans ses discours de l’an II.

 L’installation The Patriot’s Room, 1789. An Idyll fait ainsi écho à la vie privée et publique de Saint-Just. Elle m’a donné l’impression d’observer la chambre d’un jeune homme qui, empêché par son âge d’occuper des fonctions politiques, consacre toute son énergie intellectuelle à la Révolution en cours… Mais elle rend également sensible de façon convaincante l’idéal de simplicité heureuse que Saint-Just souhaitait établir avec son Projet d’institutions – une « idylle », pour reprendre le mot de Finlay, comprise comme mode de vie harmonieux et sans artifices.



[1] Voici le passage remis dans son contexte. Il s’agit d’un extrait bien connu du rapport du 23 ventôse an II (13 mars 1794) sur les factions de l’étranger dans lequel Saint-Just fait référence à ses rapports des 8 et 13 ventôse : « Nous vous offrîmes le bonheur de Sparte et celui d’Athènes dans ses beaux jours ; nous vous offrîmes le bonheur de la vertu, celui de l’aisance et de la médiocrité ; nous vous offrîmes le bonheur qui naît de la jouissance du nécessaire sans superfluité ; nous vous offrîmes pour bonheur la haine de la tyrannie, la volupté d’une cabane et d’un champ fertile cultivé par vos mains. Nous offrîmes au peuple le bonheur d’être libre et tranquille, et de jouir en paix des fruits et des mœurs de la Révolution ; celui de retourner à la nature, à la morale, et de fonder la République. C’est le peuple qui fait la République par la simplicité de ses mœurs ; ce ne sont point les charlatans qu’il faut chasser au préalable de notre société, si vous voulez qu’on y soit heureux. Le bonheur que nous vous offrîmes n’est pas celui des peuples corrompus : ceux-là se sont trompés qui attendaient de la Révolution le privilège d’être à leur tour aussi méchants que la noblesse et que les riches de la monarchie ; une charrue, un champ, une chaumière à l’abri du fisc, une famille à l’abri de la lubricité d’un brigand, voilà le bonheur. »

[2] Je n’ai pas trouvé sur Internet de photographie de cet arbre-colonne mais on pourra s’en faire une idée grâce à cette gravure.

[3] Jessie Sheeler, Little Sparta : A Guide to the Garden of Ian Hamilton Finlay, Edinburgh, Birlinn Ltd, 2021, p. 51-52. Dans le jardin, un autre arbre-colonne est dédié à Maximilien Robespierre. L’Incorruptible n’a toutefois pas autant inspiré Finlay qui à Little Sparta ne lui a consacré que deux œuvres.

[4] « Que l’heureuse exaltation soit honorée […]. L’exaltation est dans la résolution opiniâtre de défendre les droits du peuple et la Convention ; l’exaltation est dans le mépris des richesses et la simplicité courageuse des mœurs » (rapport sur la police générale, 26 germinal an II - 15 avril 1794).

[5] Le discours de Saint-Just du 28 janvier 1793 contient une proposition qui, formellement, ressemble à celle de Finlay mais dont la portée est très différente puisqu’elle fustige l’organisation du gouvernement provisoire alors en place : « L'ordre présent est le désordre mis en lois ».

[6] On pourra retrouver les œuvres de Finlay acquises pour cet anniversaire sur la page du site de l’association consacrée aux acquisitions.

[7] Comme je n’ai pas trouvé de photographies de The Patriot’s Room… sur Internet, je publie ici l’une de celles que j’ai prises à Glasgow cet été. Sa médiocre qualité est due au faible éclairage et à l’impossibilité d’utiliser un flash. L’emplacement de l’œuvre le long d’un couloir bordé de fenêtres (ce dispositif a été voulu par l’artiste) rend également très difficile de parvenir à un cadrage satisfaisant.

[8] Le texte de cette broderie est « Spare the blade and spoil the factions ». Il s’agit d’une variation sur l’expression proverbiale « Spare the rod and spoil the child », mot-à-mot : à force d’épargner le bâton (the rod), on corrompt l’enfant. La sentence de Finlay signifierait ainsi : épargnez la lame (du glaive, ou de la guillotine) et vous rendrez les factions encore plus corrompues. Elle serait donc un encouragement à écraser les factions contre-révolutionnaires avant qu’elles ne commettent tout le mal dont elles sont capables.