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Un temple pour Apollon et Saint-Just

Une œuvre avait échappé à l’inventaire que j’ai réalisé des monuments écossais créés par Ian Hamilton Finlay en hommage à Saint-Just : le Temple d’Apollon installé depuis 2005 à Jupiter Artland, un vaste parc dédié à la sculpture contemporaine situé à côté d’Édimbourg. Le site de Jupiter Artland lui consacre une page et plusieurs photographies  qui montrent que, comme à Little Sparta, Finlay a étroitement associé la figure de Saint-Just à celle du dieu Apollon en inscrivant leurs deux noms dans le texte gravé en lettres d’or qui court sur la corniche soutenant la coupole du temple.

Ian Hamilton Finlay avait initialement prévu ce temple pour son jardin de Little Sparta mais sa taille trop imposante pour le site et le sentiment qu’il ne serait pas absolument en accord avec le paysage environnant le firent renoncer à l’y installer [1]. Une lithographie de Finlay datant de 1991 représente le Temple d’Apollon dans le « Lochan Eck Garden », l’un des jardins de Little Sparta, où l’artiste aurait voulu le faire bâtir. D’après cette lithographie, Finlay envisageait de placer le temple en bordure du lac [2] de façon à ce qu’une partie de ses marches baignent dans l’eau. On voit aussi que, dans le projet initial, l’architecture du temple n’est pas exactement la même que celle du Temple d’Apollon de Jupiter Artland : alors qu’en 1991 Ian Hamilton Finlay ne prévoyait pas de couverture pour le monument, vraisemblablement afin de permettre le passage de la lumière du soleil dont Apollon est le dieu [3], l’artiste a finalement ajouté à son temple un dôme, mais en le perçant d’un puits de lumière. Cet ajout a eu pour conséquence de rendre l’œuvre de Finlay très semblable extérieurement aux « temples d’amour » bâtis dans les jardins à fabriques du XVIIIe siècle, que ce soit à Versailles ou dans de nombreux autres parcs.

Deux documents de 1994 permettent de suivre l’évolution de ce projet de temple. Le premier est un livret de seize pages réalisé par Finlay en collaboration avec Mark Stewart et Peter Rogan publié par Wild Hawthorn Press, la maison d’édition fondée par Finlay. Ce livret reprend en partie l’iconographie de 1991 avec l’inscription du temple dans le paysage de Little Sparta, mais en le couvrant de la coupole qui n’existait pas sur la lithographie réalisée trois ans plus tôt. Son principal intérêt pour nous est certainement son titre, Proposal for a Temple of Apollo/Saint-Just [4], qui indique qu’à cette date l’œuvre était définie comme un temple non seulement à Apollon mais à Saint-Just, la barre oblique impliquant un rapport étroit, d’identification, entre le dieu et le révolutionnaire.

Un court texte publié en 1995 [5] de l’historien de l’art spécialiste de l’œuvre de Finlay Stephen Bann donne connaissance du second document montrant l’évolution du projet de temple à Apollon/Saint-Just. Il s’agit d’un dessin signé de Ian Hamilton Finlay et Mark Stewart présentant une double vue, en élévation et section, du Temple d’Apollon/Saint-Just ainsi que, sur son pourtour, le texte qui sera gravé en 2005 dans le temple de Jupiter Artland mais sans indiquer l’emplacement où l’inscrire. Dans une note de son article, l’historien remercie les deux artistes de lui avoir communiqué ce dessin. C’est sans doute aussi de ses échanges avec eux qu’il tire l’information d’après laquelle Finlay aurait souhaité ériger le Temple à Apollon/Saint-Just en 1994 afin de commémorer avec faste le deux-centième anniversaire de la mort de Saint-Just [6].

Il aura fallu vingt et un ans et toute l’obstination de Finlay pour que ce temple puisse finalement être bâti à Jupiter Artland. L’article de Stephen Bann indique qu’en 1995 Finlay avait renoncé à son installation à Little Sparta et qu’il lui cherchait alors un autre lieu d’accueil, semble-t-il en Californie. La violente polémique provoquée par Art Press à l’occasion du Bicentenaire de la Révolution ne permettait pas, en particulier, de construire ce temple en France où il aurait eu toute sa place. On notera également que lors de sa construction en 2005 l’œuvre ne porte plus le nom de Temple à Apollon/Saint-Just mais seulement celui de Temple à Apollon. L’éloignement de la commémoration de 1994 a pu encourager Finlay à reprendre le nom qu’il avait prévu en 1991 pour son temple.

L’inscription en hommage à Saint-Just prévue en 1994 a en revanche été conservée. On lit le texte suivant, placé sur la corniche de façon à ne pouvoir décider où commencer sa lecture : « Consecutive upon Apollo ▪ A god definitely in exile ▪ A titanic revolt in his heart ▪ L-A. Saint-Just ▪ ». La disposition de l’inscription en quatre segments séparés par des points n’encourage pas à considérer qu’elle puisse être, comme d’autres monuments de Finlay dédiés à Saint-Just [7], une citation du jeune révolutionnaire mais, de manière habile, elle encourage à comprendre que le texte doré est un commentaire, ou plutôt une évocation, de la personne et de l’œuvre de Saint-Just.

Cette inscription juxtapose trois passages extraits du premier paragraphe d’une fiction de Walter Pater intitulée Apollo in Picardy publiée pour la première fois en 1893. On peut penser que c’est la mention dans son titre de la Picardie, où Saint-Just vécut la majeure partie de sa vie [8], qui a suscité chez Ian Hamilton Finlay le désir d’identifier Saint-Just non plus seulement à Apollon, comme il le fait dans d’autres de ses œuvres [9], mais à l’Apollon hyperboréen de la nouvelle de Walter Pater (1839-1894). Le nom de ce critique littéraire et historien de l’art est bien connu des lecteurs d’Oscar Wilde. Spécialiste de la Renaissance italienne mais aussi de Platon et de la Grèce antique, Walter Pater exerça en effet une forte influence non seulement sur l’écrivain irlandais mais, plus généralement, sur le mouvement littéraire décadent britannique des dernières décennies du XIXe siècle. On pourra se faire une idée de l’œuvre et des thèses de Walter Pater en lisant le texte de cette conférence [10].

Outre ses travaux scientifiques, Walter Pater a écrit des textes de fiction pour lesquels il a inventé le genre du portrait imaginaire dont relève Apollo in Picardy. Dans cette nouvelle, Walter Pater imagine que le dieu païen Apollon se réincarne au Moyen Age dans un monastère picard où il exerce une influence puissante et mystérieuse, dans un premier temps bénéfique et néfaste ensuite. Apollo in Picardy prend appui sur le mythe grec voulant que le dieu solaire Apollon passe les mois d’hiver dans la musique, les chants et les danses sur une terre située au Nord chez les Hyperboréens où le soleil est éternel. Mais Pater a transformé le mythe pour faire de son Apollon de Picardie une divinité destructrice, conformément à la conviction qui était la sienne au soir de sa vie que le charme du paganisme est dangereux pour l’individu moderne [11].

Ian Hamilton Finlay ne paraît pas s’être intéressé de près à l’histoire que raconte la nouvelle de Pater ni à la signification particulière que celui-ci a donnée à son Apollon hyperboréen. Pour l’inscription de son Temple à Apollon/Saint-Just, l’artiste n’a utilisé que le premier paragraphe du texte. Or ce paragraphe a un statut particulier puisque, en le plaçant entre guillemets comme s’il s’agissait d’une citation, Walter Pater l’a présenté comme la réflexion d’un autre auteur [12] destinée à amorcer le récit proprement dit. Il commence comme une présentation du mythe d’Apollon hyperboréen rédigée dans un style universitaire – celui de l’université du XIXe siècle, s’entend – avant de faire, dans un lexique plus pathétique, un portrait psychologique du dieu donnant à penser qu’il sera toujours vivant. On pourra lire ce texte et sa traduction en français dans le document suivant.

De cette page étonnante, Finlay a retenu trois passages qu’il a détachés de leur contexte immédiat et accolés au nom de Saint-Just : « Consecutive upon Apollo ▪ A god definitely in exile ▪ A titanic revolt in his heart ▪ L-A. Saint-Just ▪ », soit mot-à-mot : « Consécutif à Apollon Un dieu définitivement en exil Une révolte titanesque dans le cœur ▪ L-A. Saint-Just ▪ ». La traduction proposée par Pierre Leyris pour chaque passage est la suivante : « À la suite d’Apollon », « un dieu définitivement en exil », « une titanesque révolte au cœur » [13].

Nous avons vu que l’inscription est circulaire, en sorte qu’elle n’a ni début ni fin. Mais en plaçant le nom du jeune révolutionnaire immédiatement avant les mots « Consecutive upon Apollo », Finlay fait de Saint-Just celui qui a suivi (« consecutive ») Apollon, est venu après lui et a agi comme lui : il serait même, si on suit l’idée développée par Pater dans son Apollo in Picardy, la réincarnation du dieu grec. Les deux groupes nominaux de l’inscription (« A god definitely in exile » et « A titanic revolt in his heart ») caractérisent quant à eux Saint-Just/Apollon. Le révolutionnaire/dieu est d’abord défini par son exil : l’auteur inconnu que prétend citer Pater fait ici référence à la légende médiévale remise à la mode par le romantisme [14] qui voudrait que les dieux païens chassés par le christianisme aient trouvé refuge dans des lieux reculés, comme la déesse de l’amour dans le Venusberg, ou soient devenus des « diables ». Dans l’œuvre de Finlay, cet exil prend un nouveau sens car il devient aussi celui du révolutionnaire Saint-Just dans un monde ayant perdu la perfection divine qui aurait été la sienne dans l’antiquité. L’artiste écossais a en effet utilisé pour d’autres de ses œuvres la phrase saint-justienne « Le monde est vide depuis les Romains » [15] qui, lorsqu’elle est tronquée et extraite de son contexte, prend une tonalité mélancolique de regret d’un âge d’or révolu. Et Finlay fait aussi vraisemblablement référence à la société harmonieuse et égalitaire que le jeune révolutionnaire a voulu mettre en place avec ses Institutions républicaines qu’on a souvent rapprochées des mœurs simples et heureuses prêtées à Sparte ou à Athènes « dans ses beaux jours » [16].

Quant à la révolte gigantesque qui couverait dans le cœur de Saint-Just/Apollon, elle est manifestement pour Finlay non la colère dévastatrice de l’Apollon hyperboréen de Pater mais la source de l’engagement révolutionnaire de Saint-Just. Le Temple à Apollon est la dernière œuvre monumentale que Finlay fit réaliser en mettant à l’honneur Saint-Just et il est peut-être également sa dernière œuvre, en tout cas l’une des dernières, qu’il a vue édifiée. Elle offre ainsi l’impression finale que Ian Hamilton Finlay a donnée de Saint-Just en avatar d’Apollon, thème récurrent de son œuvre : celle d’un être supérieur à l’humanité, solaire ainsi que le symbolise l’or de l’inscription, exilé dans un monde corrompu et qu’habite une révolte elle-même si gigantesque (« titanic ») qu’elle est sans commune mesure avec ce dont l’homme est normalement capable. Comment ne pas penser que Finlay, amoureux à la fois de la grandeur antique et de celle de la Révolution, s’est identifié à son Saint-Just/Apollon ? J’aime aussi qu’il ait tenu à lui édifier un temple, c’est-à-dire un monument qui n’est pas seulement commémoratif mais qui est pensé comme un lieu sacré. Finlay a envisagé de consacrer d’autres temples à des révolutionnaires français, ainsi qu’en témoigne sa lithographie Temple of Bara. Une œuvre comme For the temples of the Greeks our homesickness lasts forever peut être considérée comme une explicitation du désir qu’eut Finlay de bâtir des temples antiques à l’époque moderne. Ce désir pourra aussi être mis en rapport avec les thèses de Robespierre dans son discours du 18 floréal an II sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains, que Finlay a ainsi commentées dans une interview de 1996 : « ll me semble que le principal a été pour moi […] l’idée de Robespierre selon laquelle il était impossible d’avoir une démocratie complètement profane, qu’il fallait à la base de la démocratie quelque chose qui ne soit pas complètement profane » [17].

 On pourra regarder sur YouTube cette courte vidéo de 2005 présentant le temple de Jupiter Artland dans laquelle on remarque Finlay, âgé, visitant le monument. Il est possible de la compléter avec cette autre vidéo réalisée par The Guardian qui présente Little Sparta, l’œuvre à laquelle Finlay a consacrée toute sa vie, et montre trois des monuments que Finlay a consacrés à Saint-Just.



[1] Little Sparta comprend bien un Temple à Apollon mais qui n’a pas, ainsi qu’on le voit sur cette photographie, la grandeur néoclassique de celui de Jupiter Artland.

[2] Le lac est visible sur cette carte de Little Sparta en haut à droite (on y aperçoit un petit voilier).

[3] Finlay a pu se rappeler que le grand temple du dieu-soleil Aton à Tell el-Amarna ne comportait pas de toiture, contre la coutume égyptienne, afin que les fidèles puissent vénérer le disque solaire dans son parcours.

[4] Finlay a publié de 1985 à 2002 un ensemble de documents imprimés qui ont en commun d’être des « propositions » (« proposals »). On les trouvera sur cette page. La première d’entre ces « proposals » concernait déjà Saint-Just.

[5] Stephen Bann, « On the homelessness of the image. With illustrations », in Comparative criticism, volume 17 (numéro consacré à « Walter Pater and the culture fin-de-siècle », E. S. Shaffer éd.), Cambridge, University Press, 1995, p. 123-128.

[6] « In 1994, Finlay chose to commemorate the death two centuries ago of an Apollonian figure, the French revolutionnary Louis-Antoine de Saint-Just, with a neo-classical temple to be erected on the shores of Lochan Eck » (ibid., p. 127).

[7] The World has been empty since the Romans – Saint-Just traduit un extrait du rapport du 11 germinal an II, tandis que The Present Order is the Disorder of the Future – Saint-Just, dont il a été longuement question dans cet article, reprend en différentes langues une phrase que Finlay attribue à Saint-Just.

[8] Saint-Just a en effet vécu au domicile familial de Blérancourt, village de Picardie, depuis l’âge de sept ans jusqu’à son élection à vingt-cinq ans à la Convention nationale.

[9] Il s’agit de l’œuvre A S-J datant de 1986 placée dans le laraire du Temple à Philémon et Baucis et de la sculpture de 1987 Apollon Terroriste, toutes deux installées dans le jardin de Little Sparta. J’ai rendu compte de ces deux statues ainsi que de l’œuvre graphique de 1992 Saint-Just Composing the Republican Institutions dans mon article « Saint-Just à Little Sparta et à Glasgow : les sculptures de Ian Hamilton Finlay ».

[10] Prononcée en 1964 pour l’Association Guillaume Budé, la conférence de Germain d’Hangest porte spécifiquement sur Walter Pater en tant qu’helléniste. Toutefois, elle rend mieux compte de l’approche intellectuelle et de la personnalité du critique que, par exemple, la fiche plus exhaustive que lui consacre Wikipédia.

[11] Voici le résumé que H. d’Hangest fait d’Apollo in Picardy tout en précisant qu’« une analyse aussi sommaire ne peut en aucune façon révéler les trésors d’érudition » que manifeste la nouvelle : « Apollon […] est découvert un soir, avec sa harpe et son arc, par un vieux prieur, dans une grange monastique. […] Sous son influence, tous les bruits de la nature, chants d’oiseaux, murmures de ruisseaux, roulements de tonnerre, vont devenir une mélodieuse musique. On reconstruit le monastère et, près des maçons qui travaillent, Apollon joue de la harpe : l’humble pierre dont ils se servent prend alors curieusement le poli du marbre, et le bâtiment nouveau, tout gothique qu’il est, rappelle la sereine ordonnance des temples antiques. Enfin, une lumière nouvelle, intuitive et concrète, inonde l’intelligence du prieur qui poursuit la rédaction d’un savant ouvrage. Et tout cela se passe, non pas sous le soleil, mais dans une atmosphère laiteuse de perpétuel clair de lune où se jouent d’inexplicables aurores – l’atmosphère même de ces climats hyperboréens que visitait chaque année le dieu grec... Toutefois, le beau rêve va se muer en cauchemar, parce que la nature d’Apollon est double, également capable de douceur et de cruauté. Après avoir été quelque temps porté jusqu’aux sommets du génie, l’esprit du vieux moine sombre dans la démence ; son livre, qu’il n’achève point, se charge de phrases incompréhensibles et d’arabesques étranges. Quant au jeune novice Hyacinthe, il rivalise avec Apollon, un soir, au lancer d’un disque très ancien déterré par le fossoyeur ; mais une brusque rafale fait dévier le disque, et le jeune homme tombe mort et défiguré dans l’herbe, comme jadis le héros lacédémonien dont il porte le nom » (« Un grand humaniste de la fin du XIXe siècle : Walter Pater et la Grèce », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, année 1964, p. 488).

[12] Cet auteur est désigné par une périphrase obscure. Les commentateurs supposent que la citation est de Walter Pater lui-même.

[13] Walter Pater, L’Enfant dans la maison, Paris, J. Corti, 1992, p. 97.

[14] On pense particulièrement à l’ouvrage de Henrich Heine Les dieux en exil (1853) qui pourrait être l’une des sources de Pater pour ce paragraphe introductif.

[15] « Le monde est vide depuis les Romains ; et leur mémoire le remplit, et prophétise encore la liberté » (rapport du 11 germinal an II).

[16] Passage extrait du célèbre développement sur le bonheur du rapport du 23 ventôse an II.