Accéder au contenu principal

Quelques mots sur le Marat assassiné de Bruxelles

Il y aurait tant à dire sur le Marat assassiné qu’a peint David ! Ce tableau, le plus beau que nous ait légué la Révolution, ne peut véritablement être admiré qu’à Bruxelles. Les photographies, en effet, ne lui rendent pas justice, et les copies de son atelier, celle du Louvre y compris, échouent à faire naître l’émotion puissante que provoque l’œuvre de David. Cette émotion est d’autant plus forte qu’au Musée royal des Beaux-Arts de Belgique où il est exposé (un musée royal pour le portrait d’un régicide par un régicide !), le tableau de David est accroché à part sur un mur dont la teinte vert d’eau paraît choisie pour s’harmoniser avec lui. Le visiteur peut ainsi s’isoler dans un dialogue avec l’œuvre et, grâce à la beauté du dessin de David, à la force de sa composition et aux choix des détails – la lettre de Corday et le billet de Marat, les planches en sapin du billot, le drap raccommodé et, tout en bas, le couteau posé au sol dont l’ivoire taché de sang contraste avec la plume immaculée tombant de la main – il peut admirer comme face à face la Révolution, sa grandeur, sa générosité et ses tragédies.

Pour peindre le corps de Marat mourant, David s’est servi de l’iconographie chrétienne – le Christ des descentes de croix et, m’a-t-il semblé, le visage des Vierges de douleur – et il s’est également inspiré de ses propres peintures, notamment de La Douleur d’Andromaque sur le corps d’Hector et de son Saint Roch. L’étude que mériterait le chef-d’œuvre de David montrerait comment, en l’espace de trois mois (le tableau Marat assassiné était achevé le 14 octobre 1793), le peintre sut ressaisir l’histoire de la peinture occidentale pour montrer non des mythes mais la réalité de l’engagement révolutionnaire et faire, selon les mots de Baudelaire, que « dans l’air froid de cette chambre, sur ces murs froids, autour de cette froide et funèbre baignoire, une âme voltige » [1]. Si cette étude savante manque encore, j’ai lu avec intérêt un article rendant compte des résultats qu’ont apportés les techniques d’imagerie de pointe [2] utilisées pour la toile de David par des scientifiques du Centre Européen d’Archéométrie de l’université de Liège. Ces techniques d’analyse ont particulièrement mis en évidence les repentirs apportés aux yeux et aux mains de Marat ainsi que le quadrillage présent sous les couches de pigments, qui révèle que David conçut sa toile pour en faire l’exact pendant du tableau aujourd’hui disparu Lepeletier de Saint-Fargeau sur son lit de mort.

Comme je revenais de Bruxelles, je songeais au tableau de David et à l’effet saisissant qu’il devait produire à la Convention nationale lorsqu’il en ornait les murs avec Lepeletier de Saint-Fargeau sur son lit de mort, les tableaux étant accrochés de chaque côté du fauteuil du président de l’Assemblée. C’est probablement là que Saint-Just le vit achevé au retour de sa mission auprès de l’armée du Rhin, à moins qu’il n’eût trouvé le temps de venir l’admirer au domicile de David avant son départ pour l’Alsace [3]. Le portrait de l’Ami du Peuple dut d’autant plus toucher Saint-Just qu’il estimait ce révolutionnaire qu’il eut l’occasion de fréquenter familièrement. Le paysage défilait et je pensais à l’histoire de l’art et au fait qu’avec ces deux tableaux David peut être considéré comme un précurseur des œuvres in situ. Car à la Convention nationale où David prévit d’emblée de les installer, ces œuvres avaient le statut d’hommage mais aussi d’avertissement du danger que couraient ceux qui y siégeaient, et d’incitation à agir avec courage pour défendre la Révolution.



[1] Charles Baudelaire, Le Musée classique du Bazar Bonne-Nouvelle (Œuvres complètes, Seuil, collection « L’Intégrale », 1968, p. 225 ; 1ère édition 1946). Baudelaire avait pu voir le tableau de David, qui avait été caché pendant plusieurs décennies, lors d’une exposition destinée à venir en aide aux artistes nécessiteux. Son beau commentaire enthousiaste du Marat assassiné pourra être lu à cette adresse, aux pages 201-202.

[2] La réflectographie infrarouge, la radiographie à balayage, la spectroscopie Raman, la spectrométrie de fluorescence des rayons X et la microscopie numérique couplées à la photographie en haute résolution.

[3] Le 14 octobre 1793, David annonça à la Convention que son tableau était terminé et lui demanda l’autorisation de l’exposer chez lui pendant quelques jours. Saint-Just partit de Paris pour l’Alsace trois jours plus tard, le 17 octobre.