Les comptes rendus que Le Monde et L’Humanité ont donnés du dernier livre d’Hélène Giannecchini ont signalé à mon attention cette autrice. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt Un désir démesuré d’amitié dans lequel Hélène Giannecchini mène une réflexion sur l’identité et l’appartenance sociale à partir de l’examen du rôle que l’amitié joue dans nos vies [1]. Sa réflexion s’appuie sur son expérience personnelle, sur des photographies issues d’archives queer et sur des livres avec lesquels elle entretient une relation particulière qu’elle qualifie d’amicale. Parmi ces livres se trouve le Projet d’institutions républicaines de Saint-Just qui fut pour elle une rencontre importante, ainsi qu’elle l’explique dans une interview [2].
Hélène Giannecchini consacre un chapitre presque entier de son livre aux institutions de Saint-Just sur l’amitié [3]. Elle relève d’abord que le Projet d’institutions donne à l’amitié un statut juridique que formalise l’obligation de déclarer les amitiés et leurs ruptures devant la communauté où vivent les intéressés. Ce statut entraîne des droits et des obligations s’appliquant en cas de guerre, lorsqu’il faut combattre, mais aussi lorsque l’un des amis décède, se sépare, conclut un contrat ou s’endette. Frappée par la place qu’occuperait l’amitié dans la vie des citoyens, Hélène Giannecchini rapproche ces institutions de celles qui, dans nos sociétés, concernent la famille. Elle note que, dans la république voulue par Saint-Just, l’amitié s’apparente à ces autres relations intersubjectives et sociales que sont le mariage et la filiation. L’autrice en conclut que « les amis doivent être aussi importants pour un révolutionnaire que son épouse ou ses enfants » [4].
Hélène Giannecchini souligne également que l’amitié, telle que la conçoit Saint-Just, a des enjeux politiques [5]. « Quand on lit Saint-Just, écrit-elle, on découvre que l’amitié est plus qu’un sentiment : c’est un instrument révolutionnaire qui permet de construire une société idéale ». Ses conséquences sont immédiatement pratiques : « J’essaie d’entrevoir ce que serait notre vie si nos amies avaient autant d’importance que nos amours, comment seraient nos familles, à quoi ressembleraient nos maisons, y aurait-il une pièce dédiée, comme la chambre pour le couple ? J’imagine dans mon appartement une salle d’amitié, des fauteuils ou un immense canapé, une table où se réunir pour partager nos idées, de quoi boire et manger. Il faudrait que ce soit un espace ouvert, une véranda, un jardin, un lieu qui ne soit pas soustrait du monde mais qui y mène. » [6]
Deux des institutions de Saint-Just ont plus particulièrement touché l’autrice d’Un désir démesuré d’amitié. La première est l’institution selon laquelle « ceux qui sont restés amis toute leur vie sont enfermés dans le même tombeau ». Hélène Giannecchini a été sensible à la force de subversion d’une institution qui ne fait plus du caveau familial la norme pour les sépultures collectives : « J’aimerais beaucoup partager ma tombe avec mes amies, que nos noms soient écrits sur une seule stèle ou que nos cendres soient mêlées avant leur dispersion ; après tout, qui a décidé que nous devrions passer l’éternité en famille ? » L’autre institution qui l'a séduite est celle qui prévoit une déclaration annuelle des amis dans des « temples », c'est-à-dire les anciennes églises ouvertes à tous les cultes devenues aussi salles de réunion. Une anecdote personnelle lui permet d’exposer en quoi cette institution est émancipatrice.
Assise dans la salle d’attente de sa mairie pour faire renouveler son passeport, elle patiente en pensant aux institutions de Saint-Just. Cette idée devient si insistante qu’une fois accomplie la démarche administrative pour laquelle elle est venue, elle demande à l’employée qui l’a reçue si un créneau serait disponible le 19 février suivant pour (elle hésite) « un mariage, enfin un pacs plutôt ». Si cette date s’est imposée à elle, c’est parce qu’elle correspond au 1er ventôse qui, dans le calendrier imaginé par Saint-Just, est le jour de la fête des amis. « Je n’ai aucune intention de me pacser le 19 février, mais j’aimerais pouvoir dire ce que j’avais vraiment en tête : je crois à l’amitié et je viens pour déclarer l’une de mes amies au temple. En réalité j’aimerais déclarer trois personnes, mais je crois que ça n’est pas autorisé » [7]. En effet, explique-t-elle plus bas, « mes amies sont les personnes les plus importantes de ma vie et je rêve que ce lien soit reconnu et protégé » [8].
Lorsqu’elle prône une reconnaissance juridique de l’amitié, Hélène Giannecchini n’a d’ailleurs pas seulement en vue la protection des individus et de leurs biens. Elle considère qu’adopter les institutions de Saint-Just sur l’amitié offrirait la possibilité de « créer de nouvelles familles » différentes de la famille mononucléaire et plus adaptées aux désirs de nombre de nos contemporains. Plus encore, elle fait de l’amitié ainsi organisée une « force révolutionnaire » augmentant la capacité d’action des individus, leur intelligence et leurs désirs.
Refermant Un désir démesuré d’amitié, je pense que c’est ainsi, de la manière dont l’a lu Hélène Giannecchini, qu’il faut lire le Projet d’institutions républicaines de Saint-Just : non comme un document historique témoignant d’une époque révolue, mais comme un texte s’adressant à chacun de nous pour nous faire réfléchir aux conditions pratiques d’une vie plus pleine et plus juste, à la hauteur de nos désirs. Cette manière de lire le Projet d’institutions est d’ailleurs si naturelle que l’on doit envisager qu’elle ait été prévue par Saint-Just lui-même qui, en méditant et ciselant longuement son texte, voulut qu’il soit aussi suggestif que possible.
[1] Hélène Giannecchini, Un désir démesuré d’amitié, Paris, Seuil.
[2] « Lorsque j’ai lu Rendre le peuple heureux, republié à La Fabrique, j’ai rencontré un texte dans lequel des questions que je me posais trouvaient des réponses. C’est un texte qui pour moi a été transformateur. » L’interview d’Hélène Giannecchini dont j’ai extrait ce passage est à cette adresse.
[3] « Celle qui dit qu’elle ne croit pas à l’amitié est bannie », op. cit., p. 37-49. Ce titre de chapitre est une variation sur la phrase du Projet d’institutions « celui qui ne croit pas à l’amitié est banni ». Les raisons de cette féminisation du lexique sont exposées page 263 de son livre.
[4] Ibid., p. 43.
[5] On pourra lire à ce sujet sur mon site internet cet article consacré aux sentiments en politique dans les écrits de Saint-Just.
[6] Op. cit., p. 44.
[7] Ibid., p. 47 pour cette citation et la précédente.
[8] Ibid., p. 48 pour cette citation et les suivantes.