Accéder au contenu principal

Saint-Just orateur au cinéma (2) : Niels Schneider

Dans mon précédent billet, j’ai examiné comment le téléfilm Saint-Just et la force des choses avait représenté, plutôt mal que bien, Saint-Just parlant pour la première fois à la Convention nationale lors des débats sur le procès du roi. Le film Un peuple et son roi de Pierre Schoeller, sorti en 2018, comporte également une séquence dans laquelle Niels Schneider, comme Patrice Alexsandre avant lui, interprète le jeune révolutionnaire à la tribune de la Convention le 13 novembre 1792. Il m’a paru intéressant de voir si, quarante ans après Saint-Just et la force des choses, l’image donnée au cinéma de Saint-Just comme orateur avait évolué et était devenue plus exacte.

On trouve sur Internet un montage qui, jusqu’à la vingt-deuxième seconde puis de la quarante et unième seconde à la fin, permet d’examiner comment Saint-Just est représenté dans cette scène. La salle dans laquelle l’acteur jouant Saint-Just prend la parole est bien la salle du Manège telle qu’elle est par exemple figurée dans la gravure d’Isidore Stanislas Herman, Louis XVI à la barre de la Convention le 11 décembre 1792 [1]. L’architecture en est respectée dans ses proportions comme dans son ameublement : on peut juste regretter que le public soit clairsemé, alors que les discussions sur le procès du roi durent conduire à la Convention un auditoire encore plus nombreux que d’habitude.

De même, l’allure générale donnée à Saint-Just dans le film est assez exacte. Les vêtements que porte Niels Schneider rappellent assez bien ceux de Saint-Just sur son portrait au pastel par Angélique Louise Verrier-Maillard et, de face, la coiffure de l’acteur évoque celle du révolutionnaire de façon correcte, même si les cheveux à l’arrière du crâne sont trop courts, comme on peut le voir sur la dernière image, et ceux de chaque côté du visage légèrement trop longs.

Ainsi, l’effet visuel global que produit la séquence est satisfaisant et m’a fait plaisir. Qu’en est-il du jeu de l’acteur ? L’élocution de Niels Schneider est bonne : son débit est suffisamment lent, sa voix est agréable et, m’a-t-il semblé, même légèrement assourdie, ainsi qu’il convenait. Sa belle diction donne à mon avis à la séquence son charme. Toutefois, Niels Schneider n'a pas dans cette séquence toute la chaleur que Saint-Just savait insuffler ses discours.

L’action oratoire prêtée à Saint-Just dans cette scène pose pour sa part plusieurs problèmes. D’abord, le réalisateur Pierre Schoeller paraît avoir pensé que Saint-Just avait, pour sa première intervention à la Convention nationale, appris par cœur son discours, ce qui ne fut pas le cas. En fait,  le jeune révolutionnaire a lu son texte à la tribune, ainsi que c’était l’usage sous la Révolution française. Le visage de Saint-Just devait donc alternativement se pencher sur ses feuillets et se tourner vers ses auditeurs, ce qui produisait une impression assez différente de l’air uniformément scrutateur de l’acteur jouant son rôle. Toutefois, il me semble que l’expression sévère du visage adoptée par Niels Schneider rend bien la physionomie que Saint-Just devait adopter lorsque ses discours se faisaient accusateurs.

La gestuelle, pour sa part, serait à revoir entièrement. À l’exception d’un passage où il pose ses mains sur les bords de la tribune [2], l’acteur s’y tient accoudé, les mains jointes. Cette gestuelle ne saurait restituer celle des orateurs de la Convention nationale car, dans les deux salles où celle-ci a siégé, la partie avant de la tribune ne montait pas aussi haut que dans le film de Pierre Schoeller. On voit en effet, tant sur une gravure de  Louis Joseph Masquelier montrant la salle du Manège que sur le portrait de Barère par Jean-Louis Laneuville le montrant à la tribune de la salle des Machines en 1794, que la planche en bois verticale cachant le bas du corps des orateurs montait, pour un homme de taille moyenne, jusqu’en haut des cuisses [3]. Ces dimensions de la tribune n’auraient pas permis qu’on s’y accoudât. Elles mettaient aussi mieux en valeur le corps de l’orateur, qu’il fasse des gestes du bras et de la main comme Mirabeau sur certains de ses portraits, ou qu’il s’appuie sur son plateau haut comme Barère sur son portrait.

Un autre défaut de cette représentation de Saint-Just à la tribune de la Convention le 13 novembre 1792 tient aux passages de son discours qui ont été retenus et à la façon dont ils ont été agencés. Jusqu’à la vingt-et-unième seconde, le discours prêté à Saint-Just n’est en effet constitué que de courts passages, le plus souvent tronqués [4], mis bout à bout sans souci de liaison. L’impression produite est celle du discours haché d’un homme qui assène une succession de vérités sans démontrer ce qu’il avance.

Ce défaut est moins prononcé dans la seconde partie de la séquence [5], à partir de 0’44, les morceaux du discours de Saint-Just retenus étant un peu plus longs. Toutefois, le choix d’achever la séquence sur l’avant-dernière phrase du discours de Saint-Just (« On cherche à remuer la pitié ; on achètera bien­tôt des larmes ; on fera tout pour nous intéresser, pour nous corrompre même ») est malheureux car elle ne saurait tenir lieu de péroraison. En terminant le discours du 13 novembre 1792 par une apostrophe au peuple (« Peuple ! si le roi est jamais absous, souviens‑toi que nous ne serons plus dignes de ta confiance ; et tu pourras nous accuser de perfidie »), Saint-Just avait fait le choix, que l’on peut dire traditionnel, de finir par un mouvement pathétique qui, ainsi que les journaux nous l’apprennent, fut applaudi par les tribunes auxquelles il s’adressait. 

Malgré ces erreurs, l’interprétation de Saint-Just à la tribune par Niels Schneider me paraît bien plus réaliste que celle de Patrice Alexsandre en son temps. Pour incarner Saint-Just de façon encore plus convaincante, il conviendrait de faire en sorte que l’acteur choisi ait connaissance de la gestuelle pratiquée dans les Assemblées révolutionnaires, mais aussi que les scénaristes se défassent de l’opinion erronée d’après laquelle le style oratoire de Saint-Just aurait été essentiellement froid et sentencieux, afin de rendre également les amples périodes plus animées de ses discours.



[1] Sur cette image et les autres représentations de la salle du Manège, voir Anne Quennedey, « Les salles de la Convention nationale : images et descriptions » (p. 1-5).

[2] Il paraît adopter la même posture à la toute fin de cette séquence, à partir de 1’16, alors qu’il est cadré de plus près (plan poitrine).

[3] Dans mon article « Les orateurs de la Révolution française dans l’iconographie du temps », j’ai reproduit page 9 une gravure de Marat à la tribune datant de 1793 dans laquelle la partie supérieure de la tribune se trouve au niveau de son abdomen. On le sait, Jean-Paul Marat était de très petite taille pour son époque.

[4] Par exemple, la phrase « On semble chercher une loi qui permette de punir le roi ; mais, dans la forme de gouvernement dont nous sortons, s'il y avait un homme inviolable, il l'était, en partant de ce sens, pour chaque citoyen ; mais de peuple à roi, je ne connais plus de rapport naturel » devient dans le film : « De peuple à roi, je ne connais pas de rapport naturel ». 

[5] Celle-ci commence par l’interruption d’un député qui déclare, s’adressant à Saint-Just : « Juger le roi serait la moindre des dignités ». Or Saint-Just ne demandait pas que le roi soit mis à mort sans jugement, comme on le lit encore parfois : il voulait qu’il soit jugé par la Convention nationale, et non par un tribunal. Cette interruption manifestant une incompréhension du sens du discours de Saint-Just a d’ailleurs été inventée pour le film.