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Babeuf lecteur de Saint-Just (1)

Lorsque Gracchus Babeuf fut arrêté le 21 floréal an IV, les policiers chargés d’exécuter l’ordre du Directoire trouvèrent dans la chambre qu’il occupait « des cartons et des papiers […] en profusion » [1]. Les documents manuscrits qui leur parurent les plus compromettants furent saisis le jour même et publiés en nivôse an V dans deux fascicules [2] qui servirent de pièces à charge lors du procès de Babeuf et de ses coaccusés devant la Haute Cour de Vendôme.

Parmi les quatre cent quarante-sept pièces saisies, plusieurs de la main de Babeuf concernent Saint-Just. On pense à la lettre à Joseph Bodson du 9 ventôse an IV (28 février 1796) dans laquelle Babeuf déclare « nous ne sommes que les seconds Gracques de la Révolution française » [3], les premiers étant Saint-Just et Robespierre. Moins connu est l’ensemble de vingt citations [4] provenant de trois rapports de Saint-Just (rapports des 8 et 13 ventôse et du 11 germinal an II) que Babeuf a sélectionnées et recopiées à côté d’une phrase de Couthon, d’une de Félix Lepeletier et d’une douzaine de citations de Jean-Jacques Rousseau.

Ce document mérite d’être connu à deux titres. D’abord, il met en évidence le fort intérêt pour Saint-Just de celui que la postérité a considéré comme le précurseur du socialisme, en montrant que Gracchus Babeuf fut un lecteur très attentif de ses rapports de l’an II. Tel qu’il a été publié, le manuscrit de Babeuf n’est pas datable ; mais le fait qu’il ait été trouvé à son domicile et, surtout, qu’il l’évoque dans sa Défense générale devant la Haute Cour de Vendôme, tendrait à prouver que ces lectures avec prise de notes furent faites tardivement par Babeuf, en 1796 ou dans les derniers mois de 1795. Mais ce document présente encore un autre intérêt : celui d’offrir un aperçu sur la manière dont un lecteur de l’an IV pouvait apprécier l’éloquence que Saint-Just avait portée deux ans plus tôt à la tribune de la Convention nationale. J’essaierai donc aussi de tirer des notes de Gracchus Babeuf des indications sur ce que fut le goût de l’époque pour l’éloquence révolutionnaire et, en particulier, pour celle de Saint-Just.

On trouvera ci-dessous les phrases de Saint-Just recopiées par Gracchus Babeuf. J’ai conservé l’ordre de rédaction adopté par le Tribun du Peuple : Babeuf a suivi l’ordre chronologique des rapports des 8 ventôse (26 février 1794), 13 ventôse (3 mars 1794) et 11 germinal an II (31 mars 1794) avant de s’intéresser à un développement du rapport du 8 ventôse an II [5] qu’il avait d’abord laissé de côté, à moins que qu’il n’ait recopié celui-ci sur une feuille à part, le texte imprimé ne permettant pas de préciser ce point. La mise en page est celle de Babeuf mais j'ai ajouté la numérotation.

Texte de Saint-Just reproduit par Babeuf :

(1.) « C’est le relâchement de la sévérité [6] qui vous demande l’ouverture des prisons pour les conspirateurs, qui vous demande en même temps la misère, l’humiliation du peuple, et d’autres Vendées. Au sortir des prisons, ils prendront les armes, n’en doutez pas. »    (Rapport du 8 ventôse an II)

(2.) « La monarchie n’est point un roi, elle est le crime. La République n’est point un sénat, elle est la vertu. » (ibid.)

(3.) « Notre but est d’établir un gouvernement serein [7], tel que le peuple soit heureux, tel enfin que la sagesse et la providence éternelle présidant seules à l’établissement de la République, elle ne soit plus chaque jour ébranlée par un forfait nouveau. » (ibid.)

(4.) « Comme l’intérêt humain est invincible, ce n’est guère que par le glaive que la liberté d’un peuple est fondée. » (ibid.)

(5.) « À la destruction de l’aristocratie, le système de la République est lié [8] ; la force des choses nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n’avons point pensé. L’opulence est dans les mains d’un assez grand nombre d’ennemis de la Révolution. Les besoins mettent le peuple qui travaille dans la dépendance de ses ennemis. Concevez-vous qu’un empire puisse exister, si les rapports civils aboutissent à ceux qui sont contraires à la forme le gouvernement ? Ceux qui font des révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau. La Révolution nous conduit à reconnaître ce principe, que celui qui s’est montré l’ennemi de son pays n’y peut être propriétaire. Il faut encore quelques coups de génie pour nous sauver. » (ibid.)

(6.) « Y a-t-il quelque espérance de justice, lorsque les malfaiteurs ont le pouvoir de condamner leurs juges ? dit William. » (ibid.)

(7.) « Ne souffrez point qu’il y ait un malheureux ou un pauvre dans l’État. » (ibid.)

(8.) « Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français. » (Rapport du 13 ventôse an II)

(9.) « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » (ibid.)

(10.) « Le moyen d’affermir la Révolution est de la faire tourner au profit de ceux qui la soutiennent, et à la ruine de ceux qui la combattent [9]. » (ibid.)

(11.) « Franchissez les idées intermédiaires qui vous séparent du but où vous tendez. Il vaut mieux hâter la marche de la Révolution que de la suivre au gré de tous les complots qui l’embarrassent, qui l’entravent ; c’est à vous d’en déterminer le plan et d’en précipiter les résultats pour l’avantage de l’humanité. » (ibid.)

(12.) « Faites-vous respecter, en prononçant avec fierté la destinée du peuple français. » (ibid.)

(13.) « Vengez le peuple de douze cents ans de forfaits contre ses pères. » (ibid.)

(14.) « Toutes les communes de la République dresseront un état des patriotes indigents qu’elles renferment, avec leurs noms, leur âge, leur profession, le nombre et l’âge de leurs enfants ; le Comité de salut public, lorsqu’il aura reçu ces états, fera un rapport sur les moyens d’indemniser tous les malheureux avec les biens des ennemis de la Révolution. » (ibid., décret [10])

(15.) « Beaucoup de gens ont assez d’esprit pour faire le bien ; peu de gens ont un cœur propre à le vouloir opiniâtrement. » (Rapport du 11 germinal an II)

(16.) « La liberté vous rappelle à la nature, et l’on voudrait [11] nous la faire abandonner ! N’avez-vous point d’épouses à chérir, d’enfants à élever ? » (ibid.)

(17.) « Que tout ce qui fut criminel périsse. On ne fait point de république avec des ménagements, mais avec la rigueur farouche, la rigueur inflexible envers tous ceux qui ont trahi. » (ibid.) 

(18.) « Ce que nous avons dit ne sera jamais perdu sur la terre. On peut arracher à la vie les hommes qui, comme nous, ont tout osé pour la vérité : on ne peut leur arracher les cœurs, ni le tombeau hospitalier sous lequel il se dérobe à l’esclavage et à la honte d’avoir laissé triompher les méchants. » (ibid.)

(19.) « N’avez-vous point le droit de traiter les partisans de la tyrannie comme on traite ailleurs les partisans de la liberté ? Seriez-vous sage vous-mêmes [12], si vous en agissiez autrement ? On a tué Marat et banni Margarot [13], dont on a confisqué les biens ; tous les tyrans en ont marqué leur joie : craindrions-nous de perdre leur estime, en nous montrant aussi politiques qu’eux ? » (Rapport du 8 ventôse an II) 

(20.) « Que Margarot revienne de Botany-Bay ! qu’il ne périsse point ! que sa destinée soit plus forte que le gouvernement qui l’opprime ! Les révolutions commencent par d’illustres malheureux vengés par la fortune. Que la Providence accompagne Margarot à Botany-Bay ! qu’un décret du peuple affranchi le rappelle du fond des désert, ou venge sa mémoire ! » (ibid.)

Le commentaire de ce document fait l’objet du billet suivant.


[1] Rapport fait par d’Ossonville [Dossonville], inspecteur général adjoint près du ministère de Police générale (cité par Paul Robiquet dans « L’arrestation de Babeuf », La Révolution française, tome 28, janvier-juin 1895, p. 310).

[3] Quinzième liasse, quarante-huitième pièce (Suite de la copie des pièces…, op. cit., t. II, p. 54 ; il s’agirait d’une minute de la lettre ). C’est dans cette lettre que Babeuf écrit que Robespierre et Saint-Just « valaient mieux à eux seuls que tous les révolutionnaires ensemble ». Elle est commentée par Claude Mazauric dans : Babeuf, Écrits, Paris, Messidor-Éditions sociales, 1988, p. 286.

[4] Quinzième liasse, soixante-sixième, soixante-septième, soixante-huitième et soixante-neuvième pièces (Suite de la copie des pièces…, op. cit., t. II, p. 71-77).

[5] Passages numérotés 19 et 20, qui se suivent dans le rapport de Saint-Just.

[6] Saint-Just a écrit « le relâchement de ces maximes ». Il est possible que cette erreur de transcription et les autres que nous signalons ne soient pas le fait de Babeuf mais des imprimeurs.

[7] Le rapport de Saint-Just porte « sincère ».

[8] Babeuf a simplifié la phrase de Saint-Just.

[9] Saint-Just : « C’est le moyen d’affermir la Révolution que de la faire tourner au profit de ceux qui les soutiennent, et à la ruine de ceux qui la combattent. »

[10] Il s’agit d’extraits mis bout à bout des deux premiers articles du décret.

[11] Saint-Just a écrit « voulait ».

[12] On trouve « même » et non « vous-mêmes » dans le rapport.

[13] Margarot présida la Convention d’Edimbourg favorable à la Révolution française. Il fut condamné à être déporté à Botany-Bay en Australie.