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Babeuf lecteur de Saint-Just (2)

      Nous avons vu dans le billet précédent que Babeuf fut un lecteur attentif des rapports de Saint-Just dit « de Ventôse » organisant la distribution aux pauvres des biens des contre-révolutionnaires, ainsi que du rapport du 11 germinal an II mettant les Dantonistes en accusation. Gracchus Babeuf a recopié vingt passages de ces rapports sans les accompagner de commentaires, mais sa Défense générale devant la Haute Cour de Vendôme comporte un long développement dans lequel il revient sur les raisons qui lui ont fait les recopier. Le voici :

      « J’avais vu qu’avant moi, des acteurs principaux de la Révolution s’étaient aussi figurés que son but devait être de réparer les maux des anciennes institutions vicieuses, et d’opérer le bonheur de la société. J’avais même, à cet égard, recueilli soigneusement les témoignages d’un de nos législateurs-philosophes, mort à la fleur de l’âge. Aussi a-t-on eu soin de faire, de ce simple recueil, une pièce à charge, quoiqu’elle fût, évidemment, copiée servilement d’après les textes bien connus. Cette pièce à charge est la 71e du 2me des volumes accusateurs [1]. Puisqu’on l’a voulu employer tout entière contre moi, sans doute il me sera permis d’en extraire quelque chose pour ma justification :

      ʺLe bonheur est une idée neuve en Europe.... Ne souffrez point qu’il y ait un malheureux ou un pauvre dans l’État.... ; que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux, ni un oppresseur, sur le territoire français.... Les malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maître aux gouvernements qui les négligent.... Les besoins mettent le peuple qui travaille dans la dépendance de ses ennemis. Concevez-vous qu’un empire [2] puisse exister si les rapports civils [3] aboutissent à ceux qui sont contraires à la forme du gouvernement ?....ʺ

      Je reproduisis ces traits de lumières dans mes numéros. Je voulus par eux faire connaître au peuple ce que devait être le résultat de la Révolution, ce que devait être la République. Je crus apercevoir très distinctement la réponse du peuple. Elle fut que cette république-là, il était prêt à l’aimer. » [4]

      Le « législateur-philosophe, mort à la fleur de l’âge » désigne évidemment Saint-Just, exécuté alors qu’il n’était âgé que de vingt-six ans, et la « pièce à charge […] copiée servilement d’après les textes bien connus » le document [5] contenant les vingt citations extraites des rapports de cet orateur que j’ai reproduites. De ces vingt citations, Babeuf en retient quatre dans sa Défense (dans l’ordre, celles auxquelles j’ai donné les numéros 9, 7, 8 et 5) ainsi qu’une cinquième provenant du rapport du 8 ventôse absente de ce documentLes malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maître aux gouvernements qui les négligent ») mais qui est citée dans le numéro 35 du Tribun du Peuple paru en décembre 1795 [6].

      Pour Babeuf, ces phrases sont autant de « traits de lumières ». La métaphore de la lumière, qu’emploie aussi Saint-Just dans le Discours du 9 thermidor (l’éloquence y est présentée comme un « torrent de lumières »), est couramment utilisée au XVIIIe siècle pour désigner la vérité, par opposition à l’obscurantisme. Le Dictionnaire de l’Académie française indique plus précisément qu’un « trait de lumière » est « une parole, une pensée qui éclaire subitement l’esprit sur quelque chose qu’il entrevoyait à peine, qu’il cherchait sans le découvrir ». Les phrases de Saint-Just que Babeuf a sélectionnées ont donc à ses yeux l’utilité de proposer des aperçus saisissants : ce sont des thèses qui, parce qu’elles sont à la fois exactes et difficiles à trouver, montrent le talent politique de leur auteur et, pourrait-on dire, sa capacité de « voyance » au sens rimbaldien, puisqu’il a su indiquer dans des formules prégnantes ce que doit faire advenir la Révolution et ce qu’est l’essence d’une république.

      Les cinq extraits de rapports de Saint-Just retenus par Babeuf dans sa Défense sont brefs. Cette brièveté s’explique par le but qui, d’après la suite de son propos, a été le sien en les recopiant : disposer d’un recueil de citations à utiliser dans son journal. Mais ce choix de phrases courtes révèle aussi un goût pour les énoncés frappants que sont les sentences (« Le bonheur est une idée neuve en Europe » ou encore « Les malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maître aux gouvernements qui les négligent ») et pour les injonctions pressantes (« Ne souffrez point qu’il y ait un malheureux ou un pauvre dans l’État », « Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français »). Parmi les vingt citations des rapports de Saint-Just recopiées par Babeuf, celles que j'ai numérotées 2, 4, 10, 15 et 17 sont également des maximes, et les citations portant les numéros 11 à 13 des exhortations à agir. Ainsi, presque tous les extraits des rapports de Saint-Just choisis par Babeuf pour sa Défense, et plus de la moitié des vingt citations du document saisi chez lui, sont des énoncés non seulement concis mais véhéments ou sentencieux, conformément à la tendance de cette fin de XVIIIe siècle à associer sublime et brièveté. En l’an II, Barère et Collot d’Herbois avaient d’ailleurs aux aussi sélectionné dans les discours de Saint-Just des phrases ayant ces particularités formelles [7].

      Mais ce sont bien sûr d’abord les idées que Saint-Just y exprime qui amenèrent Babeuf à retenir ces extraits. Dans les cinq passages de ses rapports que retient la Défense, les thèses politiques sont de trois ordres. La première d’entre elles concerne le sort des « malheureux » : trois des cinq phrases de Saint-Just donnent pour but à la Révolution d’éliminer la pauvreté de la République et d’offrir à tous les citoyens des conditions de vie convenables rendant possible leur bonheur. Avec la célèbre maxime « Le bonheur est une idée neuve en Europe », Saint-Just fait de la Révolution française l’événement qui permit de redécouvrir un droit universel au bonheur que les Babouvistes nomment, quant à eux, « le bonheur commun ».

      La citation de Saint-Just suivante (« Les malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maître aux gouvernements qui les négligent ») rappelle, sans le nommer, le droit à l’insurrection consacré par l’article 35 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». La phrase de Saint-Just insiste sur le droit qu’ont « les malheureux » d’imposer aux gouvernants de satisfaire leurs justes revendications. Pour Babeuf, cette phrase faisait certainement écho aux insurrections des 12 germinal et 1er prairial an III (1er avril et 20 mai 1795) qui virent le peuple parisien se soulever pour réclamer « du pain et la Constitution de l’an I ». Elle pouvait également servir de justification au projet babouviste de renversement du Directoire dans le contexte de misère généralisée de l’an IV.

      Enfin, la dernière citation de Saint-Just met en évidence le fait que, malgré la Révolution, ses « besoins mettent le peuple qui travaille dans la dépendance de ses ennemis ». Saint-Just ajoute que cette subordination est contraire à un régime républicain fondé à la fois sur l’égalité et l’élimination politique des royalistes. Si ce passage et, plus généralement, les rapports des 8 et 13 ventôse an II ont retenu l’attention de Babeuf, c’est parce que Saint-Just y présente les prémices de l’ambitieux programme social qu’il complètera les mois suivants avec ses Institutions républicaines, ensemble de lois destiné notamment à assurer l’indépendance économique de tous ceux qui vivent de leur travail grâce à un vaste « domaine public » appartenant à l’État. Si Gracchus Babeuf n’a pu lire les Institutions républicaines de Saint-Just alors inédites, il dut être sensible aux développements de ses rapports qui préfigurent la « grande communauté nationale » que Philippe Buonarotti a décrite dans son Histoire de la Conspiration pour l'égalité.

      Dans le commentaire des citations de Saint-Just publié dans sa Défense, Babeuf indique qu’il a « reprodui[t] ces traits de lumières » dans son journal afin de « faire connaître au peuple ce que devait être le résultat de la Révolution, ce que devait être la République ». Toutefois, à lire les vingt citations du document saisi sur ordre du Directoire, on voit qu’en les sélectionnant Gracchus Babeuf ne poursuivait pas qu’un objectif d’acculturation politique. En effet, nombre des phrases de Saint-Just qu’il a recopiées se prêtent mal à un réemploi dans un journal en l’an IV, par exemple les extraits numérotés 19 et 20 qui encouragent les Conventionnels à traiter les partisans de la royauté avec la rigueur que la monarchie britannique venait d’exercer contre Margarot. 

      C’est pourquoi je pense que ces deux passages des rapports de Saint-Just ainsi que les quinzième, seizième, dix-septième et dix-huitième reproduits dans le manuscrit de Babeuf n’étaient pas destinés à une publication dans Le Tribun du Peuple. Leur contenu fait plutôt penser qu’ils ont été sélectionnés en vue d’un usage personnel. Il me semble que des sentences comme « Beaucoup de gens ont assez d’esprit pour faire le bien ; peu de gens ont un cœur propre à le vouloir opiniâtrement » [8] ou « On ne fait point de république avec des ménagements, mais avec la rigueur farouche, la rigueur inflexible envers tous ceux qui ont trahi » [9] ont dû être lues par Babeuf comme des exhortations l’encourageant à l’action et à faire preuve de fermeté. Le rappel de Marat, de Margarot et des martyrs révolutionnaires, parce qu’il est suivi d’une sentence plus optimiste (« Les révolutions commencent par d’illustres malheureux vengés par la Fortune » [10]), a pu aussi le soutenir moralement en lui faisant envisager de façon plus positive un échec de la Conjuration des Égaux. Enfin, la citation de Saint-Just « La liberté vous rappelle à la nature, et l’on voudrait nous la faire abandonner ! N’avez-vous point d’épouses à chérir, d’enfants à élever ? » [11] n’est pas sans évoquer les lettres [12] que Babeuf écrivit de sa prison à sa compagne et à son fils Émile, dans lesquelles il se montre un époux aimant et un père attentionné.



[3] Les rapports sociaux.

[4] Publié par Victor Advielle, Histoire de Gracchus Babeuf et du babouvisme d’après des documents inédits, Paris, chez l’Auteur, 1884, tome II, p. 31.

[5] Lorsqu’il écrit que cette pièce « la 71e du 2me des volumes accusateurs « Babeuf se trompe de quelques numéros : cf. la note 4 du billet précédent.

[6] Page 93. Elles y sont données pour des « paroles remarquables » prononcées par un Saint-Just « armé de la plus souveraine raison ». Fin septembre 1794, cette citation avait déjà été placée par Babeuf en exergue du numéro 15 de son Journal de la liberté de la presse : il l’y présentait comme extraite du rapport du 22 prairial an II de Barère qui, en effet, reproduit ce passage sans nommer son auteur.

[7] Pour les opinions de ces deux révolutionnaires sur l’éloquence de Saint-Just, je me permets de renvoyer au chapitre VI de la seconde partie de mon livre L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale : un sublime moderne.

[8] Extrait numéroté 15 dans le billet précédent.

[9] Extrait 17. Voir aussi l'extrait suivant.

[10] Extrait 20.

[11] Extrait 16.

[12] On en trouvera plusieurs dans l’anthologie des Écrits de Gracchus Babeuf publiée par Claude Mazauric chez Messidor-Éditions sociales.