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Saint-Just lecteur d’après une discussion au Comité de salut public avec Bertrand Barère

      Un document sur Saint-Just peu connu a été publié en 1842 dans la Notice historique sur Barère d’Hippolyte Carnot placée en tête des Mémoires de l’ancien Conventionnel. Il s’agit de la transcription d’un manuscrit rédigé alternativement par Saint-Just et Barère et qui porte sur un sujet inattendu lorsqu’on songe aux circonstances dans lesquelles il fut écrit : les deux membres du Comité de salut public y débattent en effet de la meilleure manière de tirer profit de ses lectures. Plus précisément, Barère et Saint-Just y soutiennent chacun que la méthode qu’ils utilisent pour mémoriser le contenu des livres est plus efficace que celle de l’autre. On trouvera une transcription du manuscrit en note des pages 107-108 du premier tome des Mémoires de B. Barère [1].

      Avant d’étudier le contenu de ce document, il nous faut voir quel crédit lui accorder. Sa localisation actuelle étant ignorée, l’examiner est impossible : ce pourrait donc être un texte apocryphe ou un manuscrit mal attribué, rédigé par un autre scripteur que Saint-Just. Intéressons-nous aux informations le concernant dont nous disposons. La seule source qui l’évoque est la Notice historique d’Hippolyte Carnot. Le fils de Lazare Carnot nous apprend que le texte est noté sur un feuillet manuscrit écrit d’un seul côté (« une page ») qui se trouvait dans les « papiers » de Barère. Il n’y a aucune raison de rejeter cette provenance. Nous savons que Barère transmit à Hippolyte Carnot et David d’Angers le texte de ses Mémoires et diverses notes historiques. Que parmi ces papiers se soit trouvé un document de 1793 ou 1794 en partie écrit par lui est parfaitement plausible. Mais le manuscrit est-il aussi de la main de Saint-Just ? On pourra en effet s’étonner qu’Hippolyte Carnot ait reconnu avec certitude l’écriture du jeune Conventionnel. Une première hypothèse serait qu’il ait comparé la graphie différant de celle de Barère avec les documents écrits par Saint-Just dont il disposait, comme le manuscrit de Du Droit social ayant appartenu à la famille Carnot qui paraît lui avoir été remis par Barère. Mais l’on peut aussi supposer que c’est l’ex-Conventionnel lui-même qui a indiqué sur le feuillet que le second scripteur était Saint-Just. De même, la précision donnée par Hippolyte Carnot selon laquelle la page aurait été « écrite sur le bureau du Comité de salut public » pourrait aussi avoir été portée par Barère sur le manuscrit. Les indications d’Hippolyte Carnot sur l’origine du document et son mode de transmission appuient donc la thèse de son authenticité. Les propos qu’y tient Saint-Just n’entrent d’ailleurs pas non plus en contradiction avec ce qu’il affirme dans d’autres textes, ainsi que nous allons le voir.

      Dans ce document, Saint-Just soutient que « la méthode des extraits est très peu utile » alors que Barère, au contraire, affirme qu’elle est efficace et que des auteurs aussi réputés que Tacite et Démosthène avaient l’habitude de « fai[re] des extraits ». Qu’entendent-ils au juste par « extraits » ? Pour les éditions de 1762 et 1798 du Dictionnaire de l’Académie française, un extrait est « ce que l’on tire de quelque livre » et, pour celui de Littré, un « passage, article tiré d’un livre, d’un écrit ». Ce dictionnaire donne deux exemples anciens d’emploi de la même expression « faire des extraits » que Bertrand Barère : l’un provient de l’Émile de Rousseau (« Il lui faisait faire des extraits de livres choisis ») et l'autre de la Préface du Dictionnaire de Furetière (« Où est le savant parmi les nations les plus fameuses pour lassiduité au travail et pour la patience nécessaire à copier et à faire des extraits, qui nadmire là-dessus les talents de M. du Cange et qui ne loppose à tout ce qui peut être venu dailleurs en ce genre-là ? »). D'après ces définitions, « la méthode des extraits » consiste à copier des passages d'ouvrages. Lorsqu'en l'an IV Gracchus Babeuf fit une copie manuscrite des passages des rapports de Saint-Just des 8 ventôse, 13 ventôse et 11 germinal an II qui lui paraissaient particulièrement pertinents, il a donc fait des « extraits ». Ce sont non seulement les extraits manuscrits mais les recueils imprimés d'extraits qui étaient très en vogue au XVIIIe siècle. Les inventaires de bibliothèques de la fin du siècle montrent que les ouvrages réunissant les meilleurs passages d'auteurs connus y étaient nombreux, les lecteurs les préférant souvent aux livres originaux. Si Saint-Just ne faisait pas collection de telles compilations, il possédait dans sa bibliothèque parisienne Le Génie de M. Hume qui est un recueil classé par thèmes de passages issus notamment des Essais moraux et politiques et de l’Histoire d’Angleterre sous les Tudor de David Hume [2].

      Toutefois, le débat entre Saint-Just et Barère ne porte pas sur la valeur de ces compilations imprimées : ils cherchent à décider si la méthode consistant à copier soi-même des extraits de livres est utile pour étudier efficacement, c’est-à-dire se souvenir de ce que l’on a lu. Selon Barère, cette technique d’apprentissage a pour elle la caution de l’Antiquité (« Les anciens n’étudiaient qu’en apprenant des morceaux des grands maîtres ») et il prétend même que Tacite lui doit son « génie » (« Tacite éleva son génie en faisant des extraits »). Saint-Just, au contraire, insiste sur l’inefficacité de cette manière d’étudier. Il écrit, employant deux fois le même adjectif : « La méthode des extraits est très peu utile » et « Les extraits des livres nationaux [comprendre : écrits en français] sont rarement utiles ». Il juge même néfaste cette méthode en ce qu’elle empêche la mémoire de s’exercer : « Couchez par écrit, votre mémoire se reposera sur votre extrait ; elle deviendra paresseuse, et toute votre instruction sera dans des cartons [3] », écrit-il. Aussi Saint-Just préconise-t-il une technique différente qui consiste à lire plusieurs fois le passage que l’on souhaite retenir (« lisez deux fois, vous vous en souviendrez »). Comme l’avait déjà noté Édouard Fleury, cette remarque du Conventionnel tendrait à montrer qu’il avait une « admirable mémoire » ainsi qu’une « grande confiance » en elle [4].

      L’opinion de Saint-Just concernant la pratique des extraits est précisée dans un second temps, après que Barère lui eut opposé que « Tacite éleva son génie, en faisant des extraits qu’il appelait excepta ». La phrase de Barère le conduit à faire deux distinctions. D’abord, entre les livres « en langues étrangères » et les « livres nationaux » écrits dans la langue des lecteurs. Il concède que la traduction d’extraits d’ouvrages écrits dans une autre langue est utile. Sans doute Saint-Just pense-t-il, dans le cas de Tacite, à des ouvrages en grec dont l’historien romain aurait fait des compilations en latin ; de la même façon, il a dû penser qu’un Français fera de manière fructueuse des traductions des passages d’auteurs latins ou anglais, par exemple.

      L’autre distinction que propose Saint-Just porte sur les différents usages des extraits. « Les extraits de livres nationaux sont rarement utiles ; ils servent pour l’érudition sans perfectionner l’entendement » : Saint-Just envisage donc un cas où les extraits de livres en français ne sont pas une perte de temps, celui du travail érudit qui oblige à connaître de manière très précise les affirmations de tel ou tel auteur. Nul chercheur ne viendra, assurément, le contredire. Mais lorsqu’il s’agit de « perfectionner l’entendement », soit les facultés intellectuelles de l’esprit, Saint-Just considère que se fier à sa mémoire est la seule méthode qui vaille, et que la consultation de notes de lecture nuit à la réflexion. Il est possible qu’en écrivant cette phrase Saint-Just se soit souvenu d’un passage du Phèdre de Platon faisant la critique de l’écriture qui produit « l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront apprise, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire » [5].

      On ne saurait s’étonner que les pratiques de Saint-Just et de Barère aient correspondu aux thèses qu’ils défendent dans cette discussion. Barère aimait rédiger des extraits d’ouvrages : Hippolyte Carnot remarque ainsi que, pendant les mois de son incarcération à Saintes en l’an III, Barère « fit de longs extraits de ses lectures, particulièrement de la correspondance de J.-J. Rousseau » [6]. En revanche, on ne trouve pas dans les papiers de Saint-Just de documents témoignant de sa part d’une pratique de rédaction d’extraits (on doit cependant garder à l’esprit que ses manuscrits ont en majeure partie disparu). Il ne semble pas que Saint-Just ait eu non plus l’habitude de porter des annotations en marge de ses livres [7].

      Le manuscrit publié par Hippolyte Carnot nous apprend quelles étaient les idées de Saint-Just sur la meilleure manière d’étudier et la manière dont lui-même étudiait. Le document nous renseigne aussi sur sa pratique de lecteur. Pour Saint-Just, il est normal que certains ouvrages fassent une vive impression. Le verbe qu’il emploie pour décrire celle-ci est frapper (« Quand vous êtes frappé ou d’une maxime ou d’un développement, ou de telle autre chose dans un livre… ») qu’il utilise aussi dans ses rapports de l’an II lorsqu’il décrit l’effet des discours politiques véhéments [8]. Saint-Just indique également quels passages d’un livre sont, selon lui, susceptibles de toucher les lecteurs. Il pense en priorité aux maximes, phrases courtes dont le style ciselé est justement destiné à retenir l’attention. Saint-Just, on le sait, pratiquait dans ses discours l’art de l’énoncé sentencieux et Montesquieu, dont il avait lu avec beaucoup d’attention De l’Esprit des lois, est un écrivain réputé pour ses maximes. Cette forme littéraire brève séduisait donc particulièrement Saint-Just comme orateur et comme lecteur. Mais Saint-Just ajoute que le lecteur peut être « frappé » par « un développement », c’est-à-dire un passage étendu exposant, par exemple, un raisonnement ou donnant des détails précis.

      Des textes longs aussi bien que courts peuvent donc, d’après Saint-Just, produire une forte impression. Cette liste n’est pas complète puisqu’il ajoute que « telle autre chose dans un livre » peut encore toucher les lecteurs. Je me demandais à quoi pouvait bien songer Saint-Just quand me sont revenus à l’esprit certains passages de ses discours qui sont des réminiscences de ses lectures. La comparaison audacieuse des Conventionnels avec le corps céleste qu’est le soleil de son Discours sur les subsistances (« Que les législateurs qui doivent éclairer le monde, prennent leur course d'un pied hardi, comme le soleil ») paraît ainsi lui avoir été inspirée par un passage du Discours sur les sciences et les arts de Jean-Jacques Rousseau [9]. Des images ou d’autres figures de style peuvent en effet elles aussi produire un effet saisissant.

      Dans des travaux précédents [10], je me suis intéressée de près aux ouvrages que lisait Saint-Just dont la liste commentée a pu être établie à partir de l’inventaire de sa bibliothèque parisienne réalisé après sa mort. Cette page publiée par Hippolyte Carnot permet, quant à elle, de savoir comment le jeune Conventionnel lisait : en prêtant attention aux phrases et développements qu’il jugeait les meilleurs, arrêtant sa lecture pour les relire, peut-être posant l’ouvrage qu’il tenait en main pour se livrer à l’une des « méditations » qu’il évoque dans ses discours. Sa pratique de lecteur est à rapprocher de son goût, en tant qu’orateur, pour les énoncés frappants se retenant facilement que sont les sentences.

      Elle peut aussi être mise en rapport avec la critique qu’il fait de la bureaucratie et de la masse de documents qu’elle produit dans son rapport du 10 octobre 1793 sur le gouvernement révolutionnaire : « Le ministère est un monde de papier ; je ne sais point comment Rome et l'Égypte se gouvernaient sans cette ressource : on pensait beaucoup, on écrivait peu ». Car à lire cette discussion avec Barère, on ne peut s’empêcher de penser que s’y dessine en creux la conception de l’homme politique idéal que se faisait Saint-Just : un homme d’action, certes, mais qui consacre une part de son temps à la réflexion et qui, dans ce but, doit lire et méditer ses lectures – en somme, un intellectuel autant qu’un homme d’action, sans être pour autant un érudit.



[1] Hippolyte Carnot et David d’Angers, Mémoires de B. Barère, Paris, Jules Labitte, tome I, 1842. Ce texte ne paraît avoir été remarqué que par le premier biographe de Saint-Just, Edouard Fleury, qui le reproduit dans le premier tome de son Saint-Just et la Terreur (Paris, Didier, 1852, p. 18-19).

[2] J’apporte des précisions sur l’ouvrage Le Génie de M. Hume et les autres livres de la bibliothèque de Saint-Just aux pages 461-462 de mon livre L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale : un sublime moderne.

[3] Le mot cartons désigne ici les cartons de bureau qui sont des boîtes servant au classement des papiers. À partir du règne de Louis XVI ont été fabriqués des meubles appelés cartonniers spécialement destinés à ranger ces cartons.

[4] Op. cit., tome I, p. 18.

[5] Phèdre, 275a (texte cité d’après Platon, Œuvres complètes, nouvelle traduction sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2008, p. 1292).

[6] Mémoires de B. Barère, op. cit., tome I, p. 129. Ce passage de la Préface est celui qui a donné lieu à la note qui nous intéresse.

[8] On relève par exemple ce verbe dans deux passages du rapport du 23 ventôse an II : « Nous sommes avertis que depuis longtemps ce noir complot se prépare ; il éclate, et nous éclatons avec lui, pour que le peuple, frappé, saisi de la vérité, confonde pour jamais ses ennemis » et « Une oraison véhémente éveille un moment tous les cœurs, les conjurés nous laissent dire : ils sont de votre avis pendant les courts instants où l'opinion est frappée. Bientôt après, ils se rendent d'autant plus audacieux qu'on les soupçonne moins » (souligné par moi). L’« oraison véhémente » de la seconde citation désigne ses propres rapports des 8 et 13 ventôse an II.

[9] « C'est un grand et beau spectacle de voir l'homme [...] s'élancer par l'esprit jusque dans les régions célestes, parcourir à pas de géant, ainsi que le soleil, la vaste étendue de l'univers ».

[10] Il s’agit de l’annexe de mon livre L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale : un sublime moderne intitulée « La bibliothèque de Saint-Just en Thermidor », ainsi que de l’article que j’ai écrit avec Catherine Gosselin et Louise Tuil paru dans les Annales historiques de la Révolution française, « La bibliothèque de Saint-Just : catalogue et essai d’interprétation critique ».