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Saint-Just « tel qu’en lui-même » au Comité de salut public : retour sur une conversation avec Barère

Qui, parmi nous, n’a jamais rêvé d’assister aux discussions qui se déroulaient au Comité de salut public en 1793-1794, au temps où Robespierre et Saint-Just y siégeaient ? S’il n’existe pas de compte rendu des séances du Grand Comité, le premier tome des Mémoires de Barère paru en 1852 nous offre l’opportunité de connaître l’une des discussions qu’y menèrent deux de ses membres, en l’occurrence Barère et Saint-Just. Contrairement à nombre de débats houleux inventés de toute pièce par d’anciens commis de ses bureaux ou d’ex-membres du Comité (dont Barère !) pour justifier leurs actes ou, plus prosaïquement, vendre du papier, le texte de cette discussion est fiable puisqu’il a été porté sur le papier par Saint-Just et Barère eux-mêmes.

Dans une précédente étude, j’ai commenté le sujet de cette discussion qui, de façon inattendue, ne porte pas sur les grandes affaires qui préoccupaient le Comité de salut public mais sur un sujet qui pourrait paraître futile, la méthode à adopter pour tirer le meilleur profit de ses lectures. Saint-Just soutient contre Barère que réaliser des « extraits » en recopiant des passages de livres est peu utile. À toute personne souhaitant se rappeler une phrase ou un passage plus étendu d’un ouvrage, Saint-Just préconise de le « li[re] deux fois », ce qui serait selon lui suffisant pour s’en souvenir et le mobiliser dès que nécessaire. Pour ce billet, je m’intéresserai à la manière dont s’est déroulée la discussion entre Saint-Just et Barère, c’est-à-dire à la façon dont l’un et l’autre argumentent et font progresser le débat. Nous verrons que cet échange porte un éclairage inédit sur l’attitude et la personnalité de Saint-Just dans le cadre des discussions intellectuelles.

Mais pour suivre correctement cette conversation, il est nécessaire de réaliser préalablement une transcription de ce manuscrit différente de celle des Mémoires de Barère [1]. En effet, la transcription qu’en a donnée Hippolyte Carnot a pour particularité de reprendre la présentation habituelle des dialogues de théâtre, ce qui n’est pas sans conséquence pour sa compréhension. À se fier à la transcription d’H. Carnot, ce dialogue écrit comporterait en tout huit « répliques » : une première phrase, assez longue de Saint-Just, qui donne lieu à une brève réponse de Barère, elle-même suivie d’une phrase encore plus courte de Saint-Just puis d’une tirade étendue de Barère que son collègue interrompt par deux fois, Barère ayant finalement le dernier mot. Si cette présentation théâtrale donne de la vivacité à l’échange, elle s’avère fallacieuse. Car lorsqu’on regarde les quasi-didascalies que Carnot a placées dans sa transcription, on comprend que trois des quatre « répliques » données à Saint-Just (« Par cœur », « Je le nie » et « Cette idée est bonne si l'on parle des traductions des langues étrangères. Les extraits des livres nationaux sont rarement utiles ; ils servent pour l'érudition sans perfectionner l'entendement ») sont en fait des commentaires placés par lui à côté du texte de Barère – « en note », écrit H. Carnot, ce qui pourrait correspondre à du texte porté en marge du texte principal, ainsi que Saint-Just le fait fréquemment dans ses propres manuscrits. Les points de suspension situés à la fin de deux des phrases de Barère ne correspondent donc pas à des interruptions [2] mais à un choix rédactionnel de l’auteur de la transcription.

Comme je l’ai indiqué précédemment, la localisation de ce manuscrit est inconnue et nous ne disposons non plus d’un fac-similé qui permettrait de connaître son aspect : nous pouvons donc seulement chercher à le reconstituer à partir du texte donné par H. Carnot. Nous avons considéré la mise en page du manuscrit, mais deux problèmes restent à résoudre. Le premier concerne les tirets, au nombre de trois dans le texte de Barère et d’un dans celui de Saint-Just. L’hypothèse la plus vraisemblable est que ces tirets ont été utilisés par H. Carnot pour symboliser les alinéas ou les retours à la ligne dans le manuscrit. Le second problème de transcription tient au statut du groupe nominal souligné « Par cœur » qui, indique H. Carnot, a été « ajout[é] » par Saint-Just. Faut-il comprendre que, Barère ayant achevé de noter ce qu’il voulait écrire (l’importance des extraits pour « les anciens »), Saint-Just a repris la plume pour écrire ces mots ? Ou que le jeune Conventionnel les a portés en note, au même titre que ses deux commentaires suivants ? Dans le premier cas, toute la fin du texte de Barère, à partir de « Démosthène voyagea chez les Égyptiens pour y étudier et extraire… », serait une réponse à l’objection « Par cœur » ; dans le second cas, les trois remarques de Saint-Just auraient été faites en note après que Barère eut rédigé le développement qui commence par « Les anciens n’étudiaient qu’en apprenant les morceaux des grands maîtres… » ou seulement le début de celui-ci. Je propose dans ce document deux reconstitutions vraisemblables de ce manuscrit qui tiennent compte des remarques précédentes.

Venons-en à l’étude de ce manuscrit non du point de vue de son contenu (qui a fait l’objet de mon précédent billet) mais de ce qu’il révèle de Saint-Just et de sa manière de conduire les débats intellectuels. Le début de la conversation entre Saint-Just et Barère, de toute évidence, manque. Il semble que nous en possédions tout ce qui s’en déroula par écrit, mais elle a selon toute vraisemblance commencé oralement. Car la première « réplique » de Saint-Just (depuis « La méthode des extraits… » jusqu’à « …dans des cartons ») n’est pas une réflexion notée pour soi mais un développement rédigé dans le cadre d’une interaction avec Barère, soit que ce dernier ait été vu par Saint-Just en train de recopier des extraits d’un ouvrage et qu’il ait voulu en discuter avec lui, soit que les deux hommes aient débuté une conversation sur ce thème qu’ils aient été obligés d’interrompre. On imaginerait en effet volontiers que, appelés à se réunir aux autres membres autour de la table du Comité de salut public [3], les deux révolutionnaires aient malgré tout voulu poursuivre leur conversation, Saint-Just prenant l’initiative de relancer le débat en communiquant son opinion écrite à Barère.

Les idées que Saint-Just exprime dans cette première « réplique » manuscrite sont à la fois abstraites (l’inutilité et même le danger de la prise de notes à partir d’un livre) et d’ordre pratique (il indique comment mémoriser les passages frappants en les relisant plusieurs fois). La réponse de Barère (jusqu’à « …par l’habitude de lire utilement ») n’est, quant à elle, constituée que d’exemples : d’abord celui des « anciens », puis deux exemples particuliers (l’orateur Démosthène et l’historien Tacite) qui illustrent ce qu’il vient d’avancer sur l’Antiquité gréco-latine. Ces exemples ont pour fonction d’appuyer la thèse que Barère a exprimée avant que la conversation ne se déroule par écrit, soit que la pratique des extraits est utile pour l’étude. Mais il est clair qu’en recourant à des exemples plutôt qu’à des raisonnements abstraits Barère argumente de façon moins efficace que Saint-Just. De surcroît, les exemples que le député des Hautes-Pyrénées a choisis sont peu convaincants. Barère paraît effectivement avoir inventé de toute pièce ce voyage en Egypte de Démosthène (auquel Saint-Just ne croit d’ailleurs pas, puisqu’il note « Je le nie »), et c’est aussi avec raison que son jeune collègue lui objecte, avec la remarque « Par cœur », que l’enseignement de la jeunesse latine et grecque n’avait pas pour fondement le recopiage des livres des grands auteurs mais la mémorisation de passages d’ouvrages tels que l’Iliade et l’Odyssée. L’exemple de Tacite donne lieu de la part de Saint-Just à une réponse plus circonstanciée. Cette fois, il ne réfute pas en bloc l’affirmation de Barère mais fait une double distinction entre textes traduits (car on peut supposer que Tacite réalisait des excerpta d’auteurs grecs) et textes en langue maternelle, d’une part ; et entre travaux d’érudition (comme ceux que menait l’historien latin) et réflexions intellectuelles dont l’enjeu n’est pas directement le savoir (comme celles que mènent les membres du Grand Comité), d’autre part.

Les trois derniers paragraphes qu’a rédigés Barère, à partir de « Les traits, les maximes écrites… », ne sont qu’une succession de comparaisons (avec la gravure, qui permet la reproduction en série, puis avec les bibliothèques de voyage, les dessins des peintres séjournant à Rome et la colonnade du Louvre). Dans le passage « Paresse, c’est à toi seul de rejeter les extraits », Barère paraît en outre avoir cherché à répondre à un argument qu’avait avancé Saint-Just dans son premier développement lorsqu’il écrivait qu’à force de rédiger des extraits, la mémoire cesse de s’exercer et devient « paresseuse ». En l’absence du manuscrit original, il est difficile de décider si ces paragraphes ont été notés par Barère immédiatement après celui sur l’usage des extraits dans l’Antiquité, ou après que Saint-Just l’eut commenté en note. Quoi qu’il en soit, Saint-Just n’a pas jugé bon de discuter le contenu de ces trois paragraphes qui ne comportaient pas d’argument nouveau. En ne fixant pas arbitrairement l’ordre de rédaction du manuscrit, les reconstitutions du manuscrit que je propose ont l’intérêt de ne pas donner à comprendre que Barère aurait eu, dans cette discussion, le dernier mot, comme c’est le cas dans la transcription par H. Carnot. Mon sentiment est plutôt qu’après avoir exposé ses arguments, Saint-Just n’a pas souhaité continuer à débattre.

Pour décrire la conversation portée sur ce manuscrit, Hippolyte Carnot a parlé de « polémique » [4]. Parce qu’elles multiplient les interruptions et les répliques courtes, la transcription qu’il en a donnée peut effectivement donner l’impression d’une controverse passionnée, mais les reconstitutions plus fidèles à la disposition du manuscrit original ne la confirment pas. L’impression produite par leur lecture est que les deux hommes, dans cette discussion, luttent pied à pied, chacun poussant à bout ses idées sans rien céder à l’autre par complaisance. Cependant, dans la mesure où Saint-Just et Barère prennent en compte les objections de leur interlocuteur, leur débat, bien que vif, demeure courtois. On notera également que, dans la transcription d’H. Carnot, les deux remarques intermédiaires très courtes de Saint-Just donnent à ses propos un ton sec, déplaisant, qui disparaît si l’on considère qu’il s’agit de commentaires portés à côté du texte de Barère, en des endroits du feuillet où Saint-Just a pu manquer de place.

                 Ainsi, cet aperçu inattendu sur les discussions qui se tenaient au Comité de salut public présente une image très vivante de l’homme qu’était au quotidien Saint-Just. Plus précisément, le manuscrit donne à voir ce qu’était sa personnalité dans un type de conversation qui, malgré son cadre, doit être considérée comme privée. D’abord, il montre que Saint-Just s’entendait bien avec certains de ses collègues et qu’il aimait s’entretenir avec eux de sujets sans rapport avec la politique ou les nécessités de l’heure mais qui intéressent toute personne ayant le goût des études. De plus, dans ses relations avec ces hommes, il ne refusait pas et même, semble-t-il, recherchait les discussions vives où chacun exprime son opinion et la développe en prenant en compte les objections présentées. Enfin, le style particulier de l’argumentation de Saint-Just dans les discussions familières est bien mis en évidence par le manuscrit : une préférence pour les raisonnements abstraits plutôt que pour les exemples ; une expression plus concise et plus nette que celle de Barère, qui se montre disert et même assez bavard dans ses derniers développements ; et une assurance dans ses opinions qui évite toutefois l’opiniâtreté et reste de bon ton, Saint-Just abandonnant la conversation quand elle ne progresse plus. 

     Ainsi, l’attitude de Saint-Just au cours de cette conversation permet de préciser ce que Bertrand Barère entendait lorsqu’il a écrit à son sujet : « […] Esprit lettré. Distingué de manières, politesse, urbanité » [5]. Cette amabilité non dénuée de fermeté ne plut pas seulement à Barère puisqu’une aristocrate monarchiste ayant eu l’occasion de fréquenter Saint-Just dans les premiers mois de son séjour à Paris comme député a elle aussi parlé « de sa douceur dans les relations privées » et « du charme de sa société » [6]. Avec ce texte, Saint-Just apparaît dans sa vie privée comme un homme s’intéressant à des questions intellectuelles variées et dont la conversation séduisait ses interlocuteurs. Concernant la transcription du manuscrit, j’ajouterai que ce texte ignoré jusqu’ici par les commentateurs mériterait, en raison de son intérêt, une place dans des Œuvres complètes de Saint-Just.



[1] Hippolyte Carnot et David d’Angers, Mémoires de B. Barère, Paris, Jules Labitte, tome I, 1842, p. 129-130.

[2] Ce qui n’aurait d’ailleurs guère de sens, à moins de supposer que Saint-Just n'ait arraché des mains de Barère la feuille de papier sur laquelle celui-ci était en train d’écrire…

[3] Selon H. Carnot, qui paraît reproduire une indication de Barère, la page a été « écrite sur le bureau du Comité de salut public » (Mémoires de B. Barère, op . cit., tome I, p. 107), c’est-à-dire sur la fameuse table recouverte d’un tapis vert autour de laquelle se réunissait les membres du Grand Comité.

[4] Hippolyte Carnot, « Notice sur Barère » placée en préface des Mémoires de B. Barère édités par Hippolyte Carnot et David d’Angers, Paris, Jules Labitte, tome I, 1842, p. 107 (en note).

[5] Cité dans Anne Quennedey, L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale. Un sublime moderne, Paris, Honoré Champion, 2020, p. 254. Il s’agit de notes manuscrites rétrospectives.

[6] Citée par Ernest Hamel, Histoire de Saint-Just, député à la Convention nationale, Bruxelles, Meline, Cans et Cie, tome II, 1860, p. 82-83.