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Saint-Just et les droits des enfants

       En cette Journée internationale des droits de l’enfant, il m’a paru intéressant de réunir ce que Saint-Just a écrit à ce sujet dans les différentes parties de son Projet d’institutions. À lire ce texte, on constate en effet que loin d’avoir été indifférent à la question du respect des droits des enfants, Saint-Just entendait trouver des solutions légales afin que ces droits soient respectés pour tous les enfants, y compris les plus démunis. Dans cet article, je laisserai de côté les aspects proprement éducatifs du projet de Saint-Just, que l’on pourra lire aux pages 57 à 63 de l’édition que j’ai donnée de ce texte [1]. L’idée d’un droit à l’instruction est en effet partagée par tous les révolutionnaires de l’an II et ne constitue pas la part la plus originale de sa réflexion sur les droits des enfants. Je m’intéresserai ici à d’autres passages du Projet d’institutions qui ont particulièrement retenu mon attention parce que s’y expriment des préoccupations très proches de celles qui sont aujourd’hui les nôtres.

       C’est ainsi que, dans la préface du Projet d’institutions, Saint-Just revient à deux reprises sur la difficulté pour les enfants à faire respecter leurs droits et, quand ils sont lésés, à obtenir justice. Dans ces deux passages, Saint-Just utilise l’exemple des enfants pour exposer l’ambition de son texte : empêcher que ceux qui détiennent une autorité, de quelque nature qu’elle soit, exercent un pouvoir oppressif sur des individus plus faibles. On lit dans le feuillet 5 des Institutions : « Les institutions ont pour objet de mettre dans les citoyens et dans les enfants même une résistance légale et facile à l’injustice » (p. 53). La même idée se trouve dans un développement du feuillet 6 qui vise plus spécialement les hommes revêtus d’un pouvoir politique : « Nous vous proposons des institutions civiles par lesquelles un enfant peut résister à l'oppression d’un homme puissant et inique » [2] (p. 55).  

       Dans le manuscrit du Projet d’institutions, cette phrase était suivie d’une autre, finalement raturée, précisant comment serait donnée à l’enfant la possibilité de faire punir la maltraitance qu’il a subie de la part d’un adulte : « il l’accuse devant un tribunal. S’il n’est point entendu, il l’accuse devant le peuple dans les … ». Le dernier mot n’a pas été noté par Saint-Just mais il semblerait qu’il ait pensé aux « temples », les églises utilisées pendant la Révolution comme lieux de réunions politiques. Saint-Just écrit en effet dans une autre partie de ses Institutions que « tout citoyen, quel que soit son âge et son sexe, qui n’exerce aucune fonction politique » accusera dans un temple devant les citoyens assemblés l’« homme revêtu d’autorité qui s’est rendu coupable envers lui d’un acte arbitraire » lorsque les tribunaux auront auparavant refusé de recevoir sa plainte [3]. Si dans ce passage Saint-Just n’évoque que le cas où l’oppression est le fait de personnes exerçant un pouvoir politique, le processus par lequel un enfant pourra se défendre est le même, une plainte dans un tribunal ou devant une assemblée populaire. La volonté de Saint-Just de prendre en compte la parole des enfants pour les protéger est, assurément, très moderne. 

       On se demandera quelles sont les atteintes aux droits des enfants que le Conventionnel a en vue. Les termes qu’il emploie (« l’injustice », « l’oppression ») n’apportent pas de précisions, ce qui conduit à penser que les formes d’oppression ou d’injustice qu’il envisage sont multiples. Deux passages de ses Institutions s’intéressent toutefois à des cas particuliers de préjudices subis par les enfants. Il s’agit d’abord des violences physiques. Le feuillet 14 porte que « celui qui frappe un enfant est banni » (p. 58). La sévérité de la peine proposée par Saint-Just montre que celui-ci entendait entièrement proscrire la pratique barbare des châtiments corporels. Un passage sur l’éducation collective donnée aux garçons entre cinq à dix ans indique également qu’« on ne peut caresser ni frapper les enfants » (feuillet 15, p. 61). Le fait que Saint-Just interdise aussi bien les coups que les caresses suggère qu’il craignait également que certains instituteurs aient des comportements inconvenants et criminels envers les enfants qui leur sont confiés. Le second type de préjudice qu’envisage Saint-Just concerne les jeunes filles, puisqu’il s’agit des tentatives de séduction ou d’agressions sexuelles dont elles sont parfois victimes. Afin de les en protéger, Saint-Just écrit laconiquement : « Celui qui trompera une fille sera banni » (feuillet 17 p. 63). 

       Le Projet d’institutions porte une attention particulière aux enfants orphelins, aux « enfants malheureux » car pauvres et à ceux dont les parents ont divorcé. Pour les orphelins et les enfants que leurs parents n’ont pas les moyens d’élever, il prévoit un système d’adoption par des couples mariés qu’expose un chapitre entier de ses institutions [4]. On se rappelle d’ailleurs que la Constitution de 1793 encourageait l’adoption lorsqu’elle disposait que les étrangers de plus de vingt et un ans vivant en France depuis un an acquerraient le statut de citoyen français en adoptant un enfant (article 4). Pour les fils et filles de parents ayant divorcé, des tuteurs sont nommés par le peuple pour s’occuper d’eux mais aussi gérer les biens qui leur reviendront à leur majorité, soit la moitié de ceux que le couple possédait (le tuteur choisi peut d’ailleurs être le père ou la mère) [5]. Le souci de Saint-Just paraît avoir été, dans ce cas, que les enfants ne soient pas spoliés par les parents après leur divorce. Pour le Conventionnel, la question de l’oppression ne saurait en effet être dissociée de ses aspects financiers. C’est pourquoi il juge important que les biens des enfants soient gérés à leur avantage, l’État pourvoyant d’ailleurs entièrement aux frais d’éducation des enfants élevés collectivement. Un passage des Institutions de Saint-Just prévoit encore, pour les orphelines pauvres, qu’elles se voient donner par le peuple « un tuteur parmi les personnes mariées recommandables qui se proposent pour l’élever à leurs dépens » (feuillet 49, p. 90). Et comme Saint-Just craint qu’elles ne soient malgré ces précautions victimes de mauvais traitements, il indique qu’« une fille a le droit de faire mander dans le temple un autre tuteur sans en expliquer les motifs » (ibid., p. 89). 

       On voit qu’avec son Projet d’institutions Saint-Just prévoyait une législation qui protège tous les enfants, même les plus démunis ou dénués de soutiens. C’est à mon avis l’un des aspects de son ambitieux ouvrage qui le rendent particulièrement attachant.

       Pour conclure, je reproduirai un passage de ce livre qui expose l’idée que Saint-Just se faisait de l’enfance. Son originalité m’a frappée. Saint-Just écrit en effet : « La sagesse est dans les enfants. La plupart des choses qui nous paraissent grandes sont seulement mesurées par notre petitesse et notre vanité. L’homme qui veut être sage ne doit s’occuper que de sa propre nature, abstraction faite de toute idée politique » (feuillet 6, p. 54). Ce court développement commence par un paradoxe : contrairement à l’idée commune qui voudrait que la sagesse soit le propre des vieillards, Saint-Just affirme qu’elle se trouve dans les propos des enfants. Ceux-ci entretiendraient ainsi un rapport privilégié à la sagesse car si, pour Saint-Just, certains vieillards sont sages (ceux qui reçoivent à soixante ans l’écharpe blanche leur ouvrant des fonctions officielles), ce sont tous les enfants qui ont la connaissance du vrai et du bien. Saint-Just en tire la conséquence que, pour les adultes que nous sommes, la sagesse a pour condition de se défaire des idées préconçues, notamment politiques. Cette thèse pourrait paraître inattendue de la part du penseur politique qu’est Saint-Just mais elle est en fait conforme à la méfiance que, de façon récurrente dans ses discours, il exprime à l’égard de la science politique [6]. Contre cette politique qui lui sert de repoussoir, que Saint-Just retient-il du modèle que représente la sagesse enfantine ? La nécessité, singulièrement pour les gouvernants, de faire abstraction des idées toutes faites et de chercher en soi par la réflexion mais avant tout dans les sentiments – notamment ceux de justice ou d’injustice, auxquels les enfants aiment tant à se référer – la voie droite à adopter. 

bb 


[1] Les numéros de page indiqués renvoient à cette édition.

[2] La réflexion dans laquelle cette citation est insérée est la suivante : « C'est une terre de désolation que celle où le peuple est exclusivement gouverné, et se trouve sans garantie contre un gouvernement négatif. Nous vous proposons [première rédaction : Je vous propose] des institutions civiles par lesquelles un enfant peut résister à l'oppression d'un homme puissant et inique. Il est facile de parler de liberté à celui qui est tout puissant ; il est facile de parler d’égalité : celui qui, puissant, protège celle de tous les autres, les rend plutôt anéantis qu’égaux. »

[3] Feuillet 42, p. 85. Le passage souligné l’a été par moi.

[4] Feuillet 48, p. 90-92.

[5] Feuillet 49, p. 88-89.

[6] On citera par exemple ce passage du Discours du 9 Thermidor : « Si vous voulez que les factions s'éteignent et que personne n'entreprenne de s'élever sur les débris de la liberté publique par les lieux communs de Machiavel, rendez la politique impuissante en réduisant tout à la règle froide de la justice. » Pour un développement plus long sur les effets néfastes de la politique, on pourra lire l’article que j’ai consacré à la sentence « L’art de gouverner n’a presque produit que des monstres ».