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Un lieu parisien fréquenté par Saint-Just, la « galerie de bois » du Palais-Royal

Le Palais-Royal, près du Louvre, est un lieu où Saint-Just paraît s’être fréquemment rendu avant septembre 1792 et son élection à la Convention nationale. C’est rue Fromenteau, donnant place du Palais Royal qu’il trouva refuge en 1786 lorsqu’il fuit le domicile familial de Blérancourt pour des raisons peu claires [1].  Surtout, c’est au Palais-Royal qu’en 1790 tenait boutique le libraire qui se chargea de faire imprimer son premier essai politique, l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France. Si une correspondance s’établit entre les deux hommes pour la publication de l’ouvrage, Saint-Just dut aussi lui faire des visites, peut-être nombreuses, pour qu’ils s’accordent sur la forme et les conditions de cette publication.

Dans l’article précédent, nous avons vu que la boutique de Beuvin – c’est le nom du libraire – ne se trouvait pas sous les belles arcades qui entourent les côtés est, nord et ouest du jardin de Palais-Royal, mais au numéro 266 de « la galerie de bois » [2] fermant sa partie sud. Mongie, le libraire de « nouveautés » (comprendre : des livres venant d’être publiés) chez qui l’Esprit de la Révolution de Saint-Just était en vente en juin 1791, avait lui aussi son commerce dans cette même galerie, au numéro 215. Comme la « galerie de bois » du Palais-Royal et les boutiques qu’elle abritait sont beaucoup moins connues que les « galeries de pierre » toujours en place, il m’a paru intéressant de les présenter ici. D’autant plus que Saint-Just n’a pas seulement fréquenté les galeries de bois du Palais-Royal, mais qu’il les vante dans un passage de sa lettre à Beuvin du 18 février 1791 où il écrit, après avoir reproché à son correspondant de ne pas lui avoir donné de nouvelles : « Si comme vous j’étais placé sous une arcade où passent tant d’espèces d’êtres, si comme vous j’avais une vie remuante, je sens bien que l’inutilité qui m’accable ici quelquefois me serait moins pressante » [3].

        C’est au début des années 1780 que le duc de Chartres Louis Philippe Joseph d’Orléans, le futur Philippe-Égalité, fit entourer le jardin du Palais-Royal de bâtiments abritant au rez-de-chaussée des boutiques et à l’étage des logements, ainsi que des trois belles arcades (les « galeries de pierre ») éclairées de réverbères qui existent toujours. Les fonds lui ayant fait défaut, il ne put construire la colonnade surmontée d’une terrasse qu’il prévoyait sur le quatrième côté, au sud du jardin, et en 1786 il concéda cet emplacement à un entrepreneur qui y bâtit un vaste hangar en planches auquel on donna couramment le nom de « galerie de bois ».

Cette construction en bois de plus de deux mille mètres carrés devait rester en place jusqu’en 1828. Selon ce site, la « galerie de bois » du Palais-Royal abritait « trois rangées de boutiques desservies par deux allées couvertes ». Une brochure du milieu du XIXe siècle en donne une description vivante qui explique pourquoi Saint-Just parle de cette partie du Palais-Royal comme d'un lieu « où passent tant d’espèces d’êtres » : « Plus d’un contemporain se souvient de l’aspect que présentaient les galeries de bois [4] ; du matin au soir, une foule compacte y circulait dans deux allées étroites réservées pour les promeneurs entre trois parties latérales occupées par les boutiques et les étalages des marchands ; quand il pleuvait, on y marchait dans la boue ; le sol était détrempé par l’eau et l’humidité apportées par les pieds du public. On trouvait de tout dans les galeries de bois : des tailleurs, des modistes, des cordonniers, des marchands d’objets d’art, des bijoutiers, des brocanteurs, etc. ; les étrangers, les femmes galantes, les badauds et les pick pockets y affluaient. On y était constamment coudoyé et porté par la foule. Une industrie qui semblait y avoir particulièrement élu domicile était celle des libraires et des bouquinistes. C’est là que s’éditaient et se vendaient toutes les brochures du jour ; on y trouvait tous les vieux fonds de magasin qui faisaient concurrence aux bouquinistes des quais. » [5]

Quel était l’aspect de la galerie de bois ? On trouve sur le site Paris Musées une vue d’ensemble de cette construction peu avant sa démolition. Quant à l’intérieur de la galerie de bois, elle est connue par une gravure dont le dessin est dû à l’architecte Pierre François Léonard Fontaine qui a été réalisée elle aussi tardivement (le livre dont elle est issue parut semble-t-il en 1834 [6]). Cette gravure montre les boutiques nombreuses et les allées animées de la galerie. On y voit aussi les larges fenêtres placées près de la toiture qui en assuraient l’éclairage. Selon certains, la « galerie de bois » du Palais Royal serait l’ancêtre des passages couverts parisiens du XIXe siècle.

Trois boutiques sont nettement identifiables au premier plan de la gravure d’après Fontaine : la Maison Melcion, spécialisée dans les chapeaux pour dames mais qui vendait aussi d’autres articles de mode ; le magasin du tabletier [7] Polantru et Curtet, dont l’enseigne est un damier ; et une boutique qui est celle de la célèbre dynastie de libraires Dentu. Comme je me demandais si cette librairie pourrait ressembler à celles que tenaient Beuvin et Mongie une trentaine d’années plus tôt, j’ai eu la chance de faire une heureuse découverte. En effet, la librairie Dentu se trouvait depuis 1803 au moins, et jusqu’à la destruction du bâtiment, aux numéros 265 et 266 de la « galerie de bois » du Palais-Royal, c’est-à-dire dans les murs de la boutique du libraire Beuvin en 1790 et début 1791, au moment où il éditait l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de Saint-Just. Sauf à supposer que la numérotation de la galerie de bois ait été modifiée entre 1791 et 1803, on peut donc, grâce au dessin de Fontaine, imaginer Saint-Just installé dans cette boutique aux hauts murs remplis de rayonnages de livres et conversant avec Beuvin…

Pour conclure cet article, je souhaite revenir sur un détail de la lettre à Beuvin du 18 février 1791. Saint-Just écrit que son correspondant est installé « sous une arcade », expression qui paraîtrait plus adaptée à la majestueuse architecture des « galeries de pierre ». L’expression semble en tout cas avoir été courante : les Annonces de bibliographie moderne signalent ainsi un livre pouvant être acheté chez « Beuvin, libraire, arcades de bois » [8]. Faut-il y voir un effort des commerçants de la « galerie de bois » pour être assimilés à ceux travaillant sous les arcades de pierre ? Le journal Les Actes des Apôtres, dont l’éditeur est le libraire Gatey, à la boutique située sous les arcades de pierre, parle en tout cas avec mépris de libraires de la galerie de bois, qu’il considère comme un ensemble de contrefacteurs logés « au Palais-Royal, dans les baraques » [9]. Cette attaque, ainsi que les remarques des journaux sur la différence de catégorie entre les prostituées qui arpentaient la galerie de bois et celles qui se promenaient sous les arcades de pierre, donnent à penser que les commerçants de la construction de planches mais aussi le public qui s’y pressait devaient être d’un niveau social inférieur à ceux qu’abritaient les galeries construites par le duc de Chartres.



[1] La rue Fromenteau, aujourd’hui entièrement disparue, reliait le Palais-Royal à la place du Vieux Louvre. On pourra la situer sur cette carte de Paris datant de 1791.

[2] En février 1791, le commerce de Beuvin se trouvait encore au Palais-Royal. Il l’avait quitté en juin suivant, ainsi que nous l’apprend la page de titre de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France qui indique que sa boutique est désormais au 18, rue de Rohan.

[3] Saint-Just, Œuvres complètes, édition établie et présentée par Anne Kupiec et Miguel Abensour, Paris, Gallimard, 2004, p. 1160.

[4] On trouve parfois ce nom au pluriel.

[5] Histoire du Palais-Royal offerte par le restaurant de La Rotonde 116 galerie de Valois, Paris, Imprimerie de Vallée, 1866, p. 26-28.

[6] Ce livre comportant de nombreuses planches gravées est consultable sur Google Livres. Sa notice est quant à elle disponible sur le site de la Bibliothèque nationale de France.

[7] « Les maîtres tabletiers ne font qu'un corps avec les peigniers. Leurs ouvrages particuliers sont des tabliers pour jouer aux échecs, au trictrac, aux dames, au renard avec les pièces nécessaires pour y jouer, des billes et billards, des crucifix de buis ou d'ivoire, d'où ils sont appelés tailleurs d'images d'ivoire enfin toutes sortes d'ouvrages de curiosité de tour tels que sont les bâtons à se soutenir, les montures de cannes, de lorgnettes et de lunettes, les tabatières, ce qu'on appelle des cuisines, des boites à savonnettes, et où ils emploient l'ivoire et toutes espèces de bois rares qui viennent des pays étrangers comme buis, ébène, brésil, noyer, merisier, olivier. » (Encyclopédie méthodique. Arts et métiers mécaniques, Panckoucke, 1791 ; source : Wikipédia).

[8] Annonces de bibliographie moderne, tome 2, Paris, Lavillette, 1790, p. 339.

[9] Les Actes des Apôtres, volume 7, p. 270 (souligné par moi).