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Sur la datation de l’« Esprit de la Révolution et de la Constitution de France »

Pour plusieurs de ses écrits, Saint-Just a tenu à indiquer quand il en avait débuté la rédaction, en précisant de surcroît les circonstances qui l’avaient incité à les entreprendre. C’est le cas pour son Projet d’institutions républicaines qui, ainsi que je l’ai montré dans mon mémoire de thèse [1], a été rédigé à partir de début avril 1794, après « la destruction des factions » hébertistes et dantonistes,  ainsi que Saint-Just l’écrit dans le manuscrit. De même, l’Avant-Propos ouvrant son essai politique Esprit de la Révolution et de la Constitution de France donne une information sur la date à laquelle il commença sinon à rédiger son livre, du moins à en mûrir le projet. Il y écrit en effet : « Un Anglais m’en donna l’idée [comprendre : l’idée de ce livre] : ce fut M. de Cugnières, de la société philanthropique de Londres, dans une lettre savante qu’il écrivit à M. Thuillier, secrétaire de la municipalité de Blérancourt, quand elle brûla la déclaration du clergé. » [2]

La fin de cette phrase fait allusion à la manifestation du 15 mai 1790 au cours de laquelle les Blérancourtois brûlèrent des exemplaires d’une brochure signée d’un groupe de députés, pour la plupart membres du clergé, qui dénonçaient le refus par l’Assemblée nationale de faire du catholicisme la religion de l’État (décret du 13 avril 1790). La manifestation blérancourtoise dans laquelle Saint-Just joua un grand rôle [3] fut consignée dans le registre des délibérations de la municipalité et donna lieu à une Adresse envoyée à l’Assemblée nationale ; cette dernière en donna lecture le 18 mai 1790 et décida son impression.

On a pu mettre en doute le fait qu’ait été écrite de Londres et adressée à Pierre Louis Thuillier, l’ami de Saint-Just, la « lettre savante » dont Saint-Just parle dans l’Avant-Propos de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France [4]. Pourtant, ce qu’indique le jeune révolutionnaire sur le contenu de la lettre de Londres écrite en réponse à l’Adresse de la communauté de Blérancourt qu’avait imprimé l’Assemblée, correspond au contenu de l’Esprit de la Révolution dont plusieurs chapitres portent sur la place que le catholicisme doit désormais occuper en France [5]. On peut d’ailleurs supposer que ces chapitres furent parmi ceux que, stimulé par la lecture de la lettre reçue par Thuillier, Saint-Just rédigea en premier.

Toutefois, cet argument n’est pas décisif, et c’est pourquoi il est heureux que les registres de la municipalité de Blérancourt conservent une trace de la lettre londonienne. À la date du 13 novembre 1790, lors du calcul annuel des actifs et passifs de la municipalité, il est en effet indiqué que la somme qu’avait avancée Thuillier « pour le port d’une lettre que la société Philanthropique de l’angleterre nous a écrite le 29 may dernier a son addresse » va lui être remboursée.

Les registres des délibérations communales confirment donc pleinement les assertions de Saint-Just dans les premiers pages de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France sur la lettre écrite de Londres. Ils permettent aussi de savoir que la lettre était destinée à l’ensemble des officiers municipaux (« une lettre que la société Philanthropique de l’angleterre nous a écrite »), ce qui justifie que les frais de port aient été remboursés par la commune. Surtout, la précision des registres selon laquelle la lettre était du 29 mai 1790 autorise à dater de manière plus sûre qu’on ne l’a fait le commencement de la rédaction de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France qui, en étant compte des temps de transport du courrier, dut être entreprise au début du second semestre 1790 ou à la toute fin du premier trimestre de l’année 1790. Rédiger cet ouvrage fut donc pour Saint-Just un travail de longue haleine, puisqu’il y travaillait encore au début de l’année 1791. Comme je l’ai montré précédemment, le livre ne fut publié que fin mai 1791 ou dans les premiers jours de juin de la même année.

Reste à identifier le mystérieux « M. de Cugnières » dont Saint-Just avait lu avec tant d’intérêt la missive et sans qui il n’aurait peut-être pas écrit l’Esprit de la Révolution… 

 


[1] Anne Quennedey, Un sublime moderne : l’éloquence de Saint-Just à la Convention nationale (1792-1794), Université Paris-Sorbonne, volume II, p. 748-749.

[3] C’est en effet lui qui, ayant reçu les exemplaires de cette brochure hostile au décret de l’Assemblée nationale, les apporta au procureur de la commune de Blérancourt François Monneveux. La municipalité ayant décidé de les brûler, Saint-Just prit également l’initiative de jurer, « la main sur la flamme du libelle », de « mourir pour la patrie, l’Assemblée nationale, et de périr plutôt par le feu, comme l’écrit qu’il a reçu, que d’oublier ce serment ».

[4] Bernard Vinot, Saint-Just, Paris, Fayard, 1985, p. 112.

[5] Chapitres XVIII à XX de la Troisième partie. La fin du chapitre XX revient sur le décret du 13 avril 1790 pour en féliciter l’Assemblée (« L’Assemblée nationale a refusé de déclarer la religion catholique celle de l’État, elle a bien fait ; c’était une loi de fanatisme qui eût tout perdu […] », p. 86).