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Rabelais tel qu'a pu le lire Saint-Just

Dans un chapitre de ses Mémoires Élisabeth Le Bas narre avec émotion les attentions que Saint-Just eut envers elle alors qu’elle se rendait en Alsace avec le jeune Conventionnel et son mari pour leur mission auprès de l’armée du Rhin. Nous sommes en octobre 1793 [1]. Il a neigé, le trajet est difficile et la lourde voiture qui conduit à Saverne les quatre passagers – les deux Conventionnels, Élisabeth et sa jeune belle-sœur Henriette qui lui tient compagnie – tangue dangereusement. Le trajet paraît d’autant plus dangereux à la jeune épouse de Le Bas qu’elle est enceinte de cinq semaines (Philippe Le Bas jeune naîtra le 17 juin 1794) et qu’elle craint une fausse-couche...

On trouvera aux pages 131-134 de ses Mémoires [2] la peinture très vivante qu’Élisabeth Le Bas a faite des conditions dans lesquelles se déroula ce voyage : elle y rapporte l’intervention de Robespierre auprès de Saint-Just pour qu’il autorise les deux jeunes femmes à les accompagner en mission et les conditions que celui-ci mit à leur présence ; la sollicitude de Saint-Just à l’égard d’Élisabeth (« Saint-Just eut pour moi, en route, les attentions les plus délicates et les prévenances d’un tendre frère. À chaque relais, il descendait de la voiture pour voir si rien n’y manquait, de peur d’accident » [3]) ; le moment où la jeune fille montra son ignorance toute parisienne de l’époque des moissons, suscitant l’hilarité de ses trois compagnons ; le « mouvement de roulis » de la voiture menaçant à tout moment de verser lors du passage du col de Saverne ; enfin, leur arrivée à Saverne et les dernières recommandations que Saint-Just fit à Élisabeth et à Henriette Le Bas avant de partir pour Landau.

Un passage du récit d’Élisabeth Le Bas avait particulièrement retenu mon attention. Il s’agit de celui dans lequel elle écrit que, « pour passer le temps », Saint-Just et Le Bas lisaient aux deux femmes « des pièces de Molière ou quelques passages de Rabelais, et chantaient des airs italiens » [4]. Ces lignes des Mémoires d'Élisabeth sont d’autant plus intéressantes qu’elles constituent l’une des très rares sources permettant de se faire une idée de l’homme que Saint-Just était en privé. Et, assurément, elles ne laissent pas d’étonner, tant le jeune Conventionnel chantant en italien et lisant des textes comiques cadre mal avec l’« archange de la Terreur » imaginé par André Malraux à la suite des historiens romantiques… Mais ce sont surtout les distractions choisies par Saint-Just et Le Bas pour distraire leurs compagnes de voyage qui m’ont arrêtée. Qu’ils aient chanté des « airs italiens » correspond assez bien à ce que nous savons des soirées organisées dans la famille Duplay chez qui logeait Maximilien Robespierre, soirées au cours desquelles Philippe Le Bas « chantait agréablement » tandis que le révolutionnaire d’origine italienne Philippe Buonarroti jouait du clavecin. Au cours de ces réunions, les convives pouvaient également être amenés à lire ou à « déclamer » des extraits de tragédies de Racine et de Corneille, parfois en se distribuant les rôles [5] : la lecture pendant le trajet vers l’Alsace des comédies de Molière, en effet plus propres à faire oublier à Élisabeth Le Bas ses souffrances que des tragédies, se conçoit dès lors aisément.

En revanche, la précision selon laquelle les deux Conventionnels lisaient Rabelais aux deux jeunes femmes me troublait, car qui a parcouru ne serait-ce que rapidement les romans de cet auteur sait la place qu’y tiennent les blagues graveleuses et la scatologie [6]… Certes, Élisabeth Le Bas indique que Saint-Just et Le Bas s’en tinrent à la lecture de « passages » des livres de Rabelais. Mais je me demandais lesquels et, plus encore, quelle sorte d’intérêt Saint-Just pouvait trouver à leur lecture. Ce petit mystère m’agaçait, d’autant plus que j’ai consacré plusieurs textes aux lectures du jeune Conventionnel [7] et que celle de Rabelais restait la seule que je ne parvenais pas à m’expliquer…

C’était oublier une particularité du monde de l’édition de l’époque de la Révolution française : la publication en assez grand nombre de livres destinés à montrer que les ouvrages de tel ou tel écrivain du passé méritaient d’être lus pour comprendre la Révolution présente. L’enjeu de ces entreprises éditoriales généralement bâclées n’était d’ailleurs, notons-le, pas tant de mener une réflexion sur la portée politique de ces classiques que de s’assurer des rentrées d’argent en leur trouvant de nouveaux lecteurs. L’édition datant de 1791 des Harangues politiques de Démosthène traduites par l’avocat Pierre Louis Claude Gin que Saint-Just avait dans sa bibliothèque parisienne [8] comporte ainsi de longues et fastidieuses notes dans lesquelles l’éditeur cherche à établir des rapprochements entre les discours de l’orateur grec et les événements révolutionnaires.

Un ouvrage anonyme [9] publié en 1791 fait subir un traitement semblable au Pantagruel et au Gargantua de François Rabelais. Il porte un titre accrocheur, De l’autorité de Rabelais dans la révolution présente, et dans la Constitution civile du clergé, avec pour sous-titre : Institutions royales, politiques et ecclésiastiques, tirées de Gargantua et de Pantagruel. Ce livre publié en 1791 chez le libraire Gatey (ou Gattey), que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ici même, eut une seconde édition qui, semble-t-il, parut en l’an IV, après le décès de Saint-Just [10]. L’édition de 1791 est consultable en ligne sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France à cette adresse.

              Saint-Just et Le Bas avaient-ils en main De l’autorité de Rabelais dans la révolution présente, et dans la Constitution civile du clergé lorsqu’ils lisaient des « passages de Rabelais » à leurs compagnes de voyage ? C’est possible, d’autant plus qu’Élisabeth Le Bas a eu soin d’indiquer que les deux hommes ne leur avaient lu que des « passages » de Rabelais et que l’ouvrage est une compilation d’extraits. Quoi qu’il en soit, De l’autorité de Rabelais dans la révolution présente nous intéresse en ce que ce livre nous indique ce qu’un révolutionnaire pouvait considérer comme une lecture à la fois utile et distrayante dans les romans de cet écrivain de la Renaissance.

         L’Introduction du livre souligne d’abord qu’à la fin du XVIIIe siècle Rabelais n’a plus la faveur du public : « De nos jours, on a pris à tâche d'en dire du mal, de le peindre comme un déraisonneur ivre, qui avait noyé quelques mots heureux, quelques étincelles d'esprit dans un fatras d'absurdités, de grossièretés et de plates folies. Un goût dédaigneux et timide, une fausse décence ont porté cet arrêt de proscription ; et ni parmi les gens du monde, ni même parmi les gens de lettres, on n'a plus daigné lire Maître François ; on aurait rougi d'avouer qu'on l'avait lu » (p. 3). L’auteur de l’Introduction ajoute encore que les lecteurs qui refusent de lire Rabelais condamnent ses livres « comme blessant la décence, le bon goût, le bon sens, et ne contenant rien dont un esprit raisonnable puisse s’accommoder » (p. 4). En choisissant de lire à voix haute les romans de Rabelais, Saint-Just et Le Bas faisaient donc preuve sinon d’audace, du moins d’une ouverture d’esprit peu répandue dans le public des lecteurs d’alors.

 

       L’auteur de cette compilation ne cache pas, toutefois, que Gargantua et Pantagruel possèdent de graves défauts. Il condamne en effet ce que ces livres ont d’« extravagant, obscur à dessein, obscène sans gaieté, trivial, insignifiant et grossier » mais n’en considère pas moins l’œuvre de Rabelais comme un « roman philosophique ». Il explique cette épithète par le fait qu’elle comporte des « contes plaisants », des « traits nombreux d'une satire ingénieuse et délicate », des « choses hardies pour le temps » et d’autres « où brillent un sens droit, une raison supérieure, une sagesse de tous les temps ». Enfin, l’Introduction se conclut sur l’affirmation que Pantagruel et Gargantua contiennent de nombreux passages qui, si on les rapporte à la situation de la France en 1791, ont « quelque chose de piquant, peut-être même d'utile, et [qui] pourrait faire autorité » (pages 5-6 pour ces citations).

 

        Parcourons ensemble De l’autorité de Rabelais dans la révolution présente pour voir quels sont ces passages piquants et utiles retenus par le compilateur. On remarque d’abord que Gargantua et Pantagruel y ont été expurgés de la quasi-totalité de leurs développements scabreux. Les rares ayant été conservés ne le sont que sous la forme de résumés fort courts qu’il est facile de « passer » lors d’une lecture collective. C’est d’ailleurs la majeure partie des deux romans de Rabelais qui se trouve présentée par des résumés ne donnant qu’une place minime à l’intrigue pour se concentrer sur les thèmes que l’auteur de la compilation a retenus. Quels sont-ils ? Les rois, leurs dépenses excessives et leurs guerres inutiles ; la corruption des parlements et des cours judiciaires que la Révolution a abolies ; enfin, les moines et les différentes autorités ecclésiastiques. De façon générale, l’ouvrage procède par généralisation, faisant des héros truculents de Rabelais les modèles des personnages importants de l’Ancien Régime. On donnera pour exemple les cinquième et sixième chapitres de Gargantua, consacrés à la consommation de lait et de drap par le jeune géant, qui se trouvent rebaptisés « De la Liste civile, ou de la dépense personnelle d’un Roi » [11].

        

         La lecture de cette compilation des deux premiers romans de Rabelais ne m’a pas donnée l’impression qu’elle ait pu être « utile » aux hommes et aux femmes de la Révolution. Elle rend aussi mal compte des livres de Rabelais, dont elle défigure à la fois le dessein et le style. En revanche, il m’a paru qu’il était en effet possible de la lire avec plaisir, comme un texte léger et divertissant. N’était-ce pas précisément le projet de Saint-Just et de Le Bas en faisant la lecture d’extraits de Rabelais à leurs compagnes ?

        Cette version réduite et amendée des romans de Rabelais pouvait d’autant plus plaire à Saint-Just que sa dimension satirique et antiféodale rappelle de près l’épopée héroï-comique Organt que le futur Conventionnel avait publiée en mai 1789. Le goût très marqué de Saint-Just pour les ouvrages comiques et particulièrement pour la satire n’a donc pas été annihilé par le sérieux de son engagement révolutionnaire. On a pu en douter dans la mesure où, dans le rapport du 23 ventôse an II contre les Hébertistes, il fustige le journal satirique Le Père Duchesne pour avoir rendu la révolution « burlesque ». Saint-Just n’était pas hostile, pour des raisons morales ou politiques, à la veine comique ; mais il jugeait que s’il est utile de se moquer de l’ordre monarchique et de la société d’Ancien Régime, c’est le sérieux et la gravité qui conviennent quand il s’agit d’approfondir le processus révolutionnaire. 

        Élisabeth Le Bas rapporte qu’elle-même et ses trois compagnons furent « très gais » durant ces journées de voyage vers l’Alsace, leur gaieté se transformant même en éclats de rire lorsque la jeune femme commit la bourde montrant l’étendue de son ignorance des réalités agricoles déjà mentionnée [12]. Ainsi, pour parvenir à une connaissance plus exacte et moins « mythique » du révolutionnaire Saint-Just, il faut l’imaginer chantant et riant avec ses amis, ou lisant gaiement Rabelais en leur compagnie…



[1] D’après Jean-Pierre Gross (Saint-Just, sa politique et ses missions, Paris, Bibliothèque nationale 1976, p. 108), leur départ de Paris eut lieu le 26 vendémiaire an II (17 octobre 1793) et ils arrivèrent à Saverne quatre jours plus tard, le 30 vendémiaire an II (21 octobre 1793). Élisabeth Le Bas indique ailleurs dans ses Mémoires qu’ils partirent depuis le domicile de Saint-Just, alors rue Gaillon (op. cit., p. 144).

[2] On pourra consulter les Mémoires d’Elisabeth Le Bas et la correspondance de son époux Philippe Le Bas publiés par Stéfane-Pol dans son livre Autour de Robespierre. Le Conventionnel Le Bas (Paris, Flammarion, 1901) sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France.

[3] Stéfane-Pol, Autour de Robespierre, op. cit., p. 132.

[4] Ibidem.

[5] Ces anecdotes sont rapportées par Stéfane-Pol, qui paraît les tenir toutes de Philippe Le Bas fils (ibid., p. 97-98).

[6] Le chapitre XIII de Gargantua, par exemple, entièrement consacré aux torche-culs.

[7] Il s’agit de mon article écrit en collaboration avec Catherine Gosselin et Louise Tuil « La bibliothèque de Saint-Just : catalogue et essai d’interprétation critique » (Annales historiques de la Révolution française, n° 379, janvier-mars 2015, p. 203-222), et de mon texte « La bibliothèque de Saint-Just en Thermidor » publié dans L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale : un sublime moderne (Paris, Honoré Champion, 2020, p. 443-480) qui détaille le contenu de ses livres.

[8] A. Quennedey, L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale : un sublime moderne, op. cit., p. 453-455.

[9] Le livre est attribué au poète Pierre-Louis Guinguené par Antoine-Alexandre Barbier dans le Dictionnaire des ouvrages anonymes (Paris, Paul Daffis, tome I, 1872, colonnes 321-322).

[10] Cette seconde édition a été publiée sous le titre Esprit de Rabelais, contenant les principaux traits de Gargantua, Pantagruel, Panurge et autres héros des œuvres de cet auteur. Elle est absente de la Bibliothèque nationale de France, mais la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris en possède un exemplaire. Cette seconde édition est signalée dans le tome V du Dictionnaire des ouvrages anonymes de Barbier (op. cit., 1873, p. 193), chez les mêmes éditeurs (Gayet et Gide) que l’ouvrage conservé à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, mais avec la date de l’an II qui paraît une erreur.

[11] De l’autorité de Rabelais dans la révolution présente, op. cit., p. 14.

[12] Autour de Robespierre, op. cit., p. 132-133.