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À propos d'une gravure représentant Saint-Just conduit au supplice

Visitant hier les appartements des intendants de l’Hôtel de la Marine qui ont été superbement restaurés pour leur rendre l’aspect qui était le leur jusque dans les premières années de la Révolution, je me suis demandé à quoi ressemblait, à l’époque de Saint-Just, la place de la Concorde sur laquelle donne ce bâtiment.

La place de la Concorde dénommée « place Louis XV » jusqu’au 10 août 1792, puis place de la Révolution [1], avait en effet lors de la Révolution française un aspect bien différent de celui qui est actuellement le sien. Son centre n’était pas occupé par l’obélisque de Louxor, érigée seulement en 1836, mais par une statue de Louis XV à cheval et en costume romain par Edme Bouchardon qui fut renversée le 11 août 1792, au lendemain de la prise des Tuileries. Lorsque Saint-Just arriva à Paris pour siéger à la Convention nationale, seul subsistait le piédestal de la statue, qui avait été martelé pour en faire disparaître le décor et les inscriptions monarchistes. Le 10 août 1793, la statue équestre fut remplacée par une allégorie de la Liberté aujourd’hui disparue [2] due au sculpteur François-Frédéric Lemot dont on trouvera une représentation sur Gallica et une autre, plus précise mais peut-être moins fidèle, sur une petite gravure d’inspiration royaliste datant de 1797.

Ce n’est pas seulement le centre de la place de la Concorde, mais toute la place qui présentait un aspect très différent de celui que nous lui connaissons. Je n’ai jamais vu de représentation générale de cette place à l’époque de la Révolution. Mais une belle gravure de François Denis Née d’après un dessin de Louis Nicolas de Lespinasse intitulée Vue perspective de la place Louis XV, prise du côté des Champs-Élysées permet de se faire une idée de la place telle qu’elle était en 1778. La place de la Concorde n’ayant pour ainsi dire pas changé durant les décennies qui suivent (à l’exception de la destruction de la statue de Louis XV et de l’installation des chevaux de Marly [3]), il est possible de se fier à l’estampe de François Denis Née pour imaginer son aspect sous la Révolution.

Organisée de façon approximativement symétrique de part et d’autre d’un axe passant par la statue centrale et allant de la grande allée des Tuileries et celle des Champs-Élysées, la place comportait alors un ensemble de jardins dont six étaient installés en soubassement. Ces derniers « étaient larges de plus de vingt et un mètres, et l’on y accédait par des escaliers aménagés dans huit guérites. Ces fossés reprenaient le principe des douves, côté Tuileries, et l'étendaient à l'ensemble de la place pour créer un rectangle à pans coupés, percé dans la perspective des points d'accès à la statue au centre » [4].

À regarder la gravure de Née, on ne peut s’empêcher de penser que la place Louis XV, telle que l’avait conçue l’architecte Ange-Jacques Gabriel, était pour le promeneur infiniment plus agréable à traverser que l’actuelle place de la Concorde… L’article cité précédemment indique encore que l’habile « jeu de niveaux » créé par les jardins enfouis, les balustrades et les guérites permettait de structurer le vaste espace de la place sans que des bâtiments bouchent la vue qui s’offre aux visiteurs sur trois de ses côtés, puisque seuls l’Hôtel de la Marine et l’Hôtel Crillon surplombent la place au nord. De l’aménagement de la place Louis XV par Gabriel ne subsistent que quelques balustrades et les huit guérites qui ont fâcheusement été surmontées, à partir des années 1830, de massives statues figurant des villes françaises. Les deux fontaines en fonte de fer toujours en place ont été installées vers la même époque. Quant aux jardins situés sous le niveau du sol, après avoir été loués quelques temps à des particuliers qui les transformèrent en vergers, ils furent comblés à la demande de Napoléon III dans le but de faciliter la circulation des véhicules hippomobiles et, semble-t-il, d’éviter les accidents qui avaient suivi plusieurs spectacles de feux d’artifice.

              Dans un précédent article publié sur ce blog, je me suis plu à retracer le trajet que faisait Saint-Just depuis son domicile de la rue Caumartin pour se rendre à la Convention nationale ou au Comité de salut public, et j’ai indiqué qu’il lui était possible de passer par la place de la Révolution et le jardin des Tuileries. Mais la place de la Révolution est aussi, on le sait, le lieu où Robespierre, Saint-Just et leurs amis furent exécutés. Peut-on connaître précisément où la guillotine fut installée le 10 thermidor an II (28 juillet 1794) ? Les ouvrages que j’ai consultés indiquent seulement que la guillotine, qui au 9 thermidor se trouvait place du Trône, fut déplacée le matin du 10 Thermidor place de la Révolution spécialement pour le supplice des Robespierristes [5]. Qu’en est-il de l’iconographie ? Je ne connais qu’une gravure anonyme de leur exécution, de facture naïve, qui n’a pas donné lieu à une étude de la part des spécialistes de la période. Pourtant, il m’a semblé après examen qu’il était possible de s’y fier.

              Cette gravure en couleur est conservée à la Bibliothèque nationale de France qui l’a mise en ligne sur son site Gallica. Intitulée Exécution de Robespierre et de ses complices conspirateurs contre la Liberté et l’Egalité, elle porte également, au-dessus de l’image, les mots « Vive la Convention nationale qui par son énergie et surveillance a délivré la République de ses tyrans ». Ce texte ne laisse aucun doute sur les opinions de l’auteur de la gravure, qui était évidemment favorable aux Thermidoriens. Il indique également que l’estampe est contemporaine des événements représentés : selon toute vraisemblance, elle a dû être réalisée en 1794. Par ailleurs, la gravure a pour particularité de comporter une numérotation destinée à faire reconnaître les personnages représentés sur l’image : « le scélérat Saint-Just » porte ainsi le numéro 12 qui correspond au petit personnage portant chapeau et se cachant les yeux assis dans la première charrette, à côté d’un personnage de profil se tenant le menton avec un linge qui figure Maximilien Robespierre. Je n’insisterai pas sur ce que cette image a d’invraisemblable. Pour ne relever que ces détails, les prisonniers n’y ont pas les mains liées derrière le dos, comme le voulait la loi, ni les cheveux coupés au ras de la nuque.

              Peut-on dès lors considérer que la gravure n’est qu’une vue d’imagination, sans rapport avec la scène qui s’est véritablement déroulée place de la Révolution le 10 Thermidor ? La question mérite d’autant plus d’être posée que l’estampe, est à ma connaissance, la seule représentation contemporaine de l’exécution des Robespierristes dont nous disposons. Le détail de la gravure qui m’intéresse tout particulièrement est l’emplacement et la direction qui y sont donnés à la guillotine. Peut-on considérer que son dessin est réaliste ? Il est permis d’en douter dans la mesure où la statue de la Liberté n’apparaît pas sur la gravure, et que l’on peine à identifier les bâtiments représentés malgré les numéros dont la gravure les a affublés… Le numéro 2 indique que l’entrée représentée est celle du « cidevant Jardin des Thuileries [6] a la place de la Revolution (sic) ». Le numéro 3, porté deux fois sur le dessin, renvoie au « faubourg St Germain », de l’autre côté de la Seine, sur la rive gauche. À suivre cette numérotation, la guillotine aurait donc été placée, le 10 Thermidor, parallèlement au fleuve, sa lunette orientée en direction des Champs-Élysées.

Mais plusieurs problèmes subsistent qui empêchent a priori de considérer la gravure comme fiable : l’absence, déjà notée, de la statue de la Liberté ; la difficulté à y repérer l’Hôtel de la Marine pourtant signalé par le chiffre 1 ; enfin, la présence sur la gravure, derrière l’enceinte du jardin des Tuileries, d’un vaste bâtiment qui ne devrait pas se trouver à cet emplacement… D’après la forme du pavillon à gauche [7], ce bâtiment est le Palais des Tuileries, qui fut détruit sous la Troisième République après avoir été incendié sous la Commune. Si le Palais est difficile à identifier, c’est en raison d’une erreur de perspective qui le place beaucoup trop près de la place de la Révolution, de la même façon, d’ailleurs, que la gravure le fait pour le faubourg Saint-Antoine. Le chiffre 1, rendu presque illisible par la coloration de la gravure [8], présente le bâtiment à gauche au premier plan comme le « Cidevant grade Meubles » (comprendre : le Garde-Meuble), c’est-à-dire l’Hôtel de la Marine, en effet situé au nord du jardin des Tuileries, le long de l’actuelle rue de Rivoli (en 1794, la rue de Rivoli n’avait pas encore été percée). Cette représentation tronquée de l’Hôtel de la Marine est curieuse, le rez-de-chaussée du bâtiment n’ayant pas été figuré, mais les colonnes coiffées de chapiteaux corinthiens, placées en réalité plus haut sur la façade du bâtiment, permettent néanmoins de l’identifier. Quant à l’absence de la statue de la Liberté sur la gravure, elle s’explique par le cadrage adopté : si l’image avait embrassé plus largement la partie droite de la scène, on aurait aperçu la statue regardant en direction du jardin, un peu à l’arrière-plan, son socle orienté parallèlement aux lignes que dessinent les deux grands côtés de l’échafaud.

Ainsi, bien que maladroite, la gravure anonyme représentant le supplice des Robespierristes ne comporte pas, en ce qui concerne l’organisation spatiale de la place de la Révolution, de graves erreurs qui trahiraient un dessinateur étranger à la scène. Chacun des éléments architecturaux représentés peut être situé sur la Vue perspective de la place Louis XV de Née. Si l’on se fie à la gravure anonyme, la guillotine et son échafaud auraient été placés le 10 Thermidor et les jours suivants, sur la Vue perspective, à gauche de la statue de Louis XV, approximativement à l’endroit où se trouvent les deux personnages féminins marchant côte à côte que suivent un enfant qui court et un carrosse attelé de chevaux blancs. Cet emplacement paraît d’autant plus plausible que c’est celui qui avait été adopté en 1793 et 1794, avant que la guillotine ne soit déplacée place du Trône, ainsi qu’en témoignent les représentations de l’exécution de Marie-Antoinette par Helman d’après Duclos, celle des Girondins sur une gravure du journal Les Révolutions de Paris et un tableau de Demachy figurant une exécution capitale parfois présenté comme le supplice de Philippe-Égalité. D’après ces représentations, Marie-Antoinette fut la seule de ces personnalités à être guillotinée face aux Tuileries comme l’avait été Louis XVI, les autres condamnés ayant été exécutés face aux Champs-Élysées.

Que Saint-Just, Robespierre et les cent six autres victimes des 10, 11 et 12 Thermidor aient été exécutés, ainsi que le suggère la gravure anonyme, au même emplacement que Marie-Antoinette, les Girondins ou encore Danton, Desmoulins et Hébert semble fort probable, de même que le fait que la guillotine ait durant ces trois jours été orientée face aux Champs-Élysées, comme elle paraît l’avoir été pour la plupart des condamnés exécutés sur la place de la Révolution jusqu’en juin 1794. Peut-être la position dans laquelle Marie-Antoinette fut exécutée s’explique-t-elle par la volonté de la placer face au Palais des Tuileries, compris comme le symbole de la royauté déchue ?  Louis XVI, le 21 janvier 1793, avait lui aussi été exécuté le visage tourné en direction du Palais, mais de façon à voir le socle de la statue renversée de son aïeul.

 


[1] La dénomination « place de la Concorde » date du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795). Après s’être nommée brièvement « place Louis XVI », elle reprit le nom de « place de la Concorde » après la révolution de Juillet 1830.

[2] La statue de la Liberté fut enlevée de la place en 1800, sous le Consulat. Réalisée en plâtre teinté couleur bronze, elle n’a vraisemblablement pas été conservée.

[3] Le transfert à Paris des chevaux de Marly, œuvres de Guillaume Coustou, fut arrêté le 29 nivôse an II (18 janvier 1794) et leur installation à l’entrée des Champs-Elysées fut décidée le 5 floréal an II (24 avril 1794) par le Comité de salut public. Les chevaux n’arrivèrent à Paris qu’après la mort de Saint-Just et de Robespierre. Mais ceux-ci purent voir le début de l'édification des piédestaux des statues de Coustou portant l’inscription « Unité Indivisibilité de la République française » qui commença en juillet 1794 pour s’achever dans les derniers jours de la même année. J’emprunte ces informations à l’article d’André Noël « Les chevaux de Coustou et leurs répliques » (Le Vieux Marly, publication de la Société Archéologique et historique de Marly-le-Roi, tome IV, 1987, p. 9-12).

[4] Jérôme Hanover, « Splendeur et misère du Garde-Meuble », in Le Garde-Meuble de la Couronne. Le temps retrouvé à l’Hôtel de la Marine, Paris, Flammarion, 2021, p. 54.

[5] Par exemple, G. Lenotre, La guillotine et les exécuteurs des arrêtés criminels pendant la Révolution, Paris, Perrin, 1893, p. 276.

[6] Le jardin des Tuileries a porté sous la Révolution le nom de jardin national.

[7] Il représente assez correctement le pavillon de Marsan.

[8] Le chiffre « I » est placé sur la partie de l’architrave colorée en bleu marine, au niveau du chapiteau corinthien.