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Saint-Just et le goût des ruines au XVIIIe siècle : le château de Coucy

Les élèves qui passaient le baccalauréat de français en section générale cette année ont pu plancher sur l’extrait du Salon de 1767 dans lequel Denis Diderot, commentant un tableau d’Hubert Robert, indique la forte impression que la vue de ruines produit sur lui (« Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes ») [1]. Saint-Just n’est pas resté étranger à ce goût des ruines parfois présenté comme préromantique. Il a en effet écrit, vraisemblablement durant ses années d’études secondaires, un manuscrit sans titre souvent appelé Histoire du château de Coucy qui s’ouvre sur la description des ruines de ce château fort du XIIIe siècle.

Bernard Vinot a montré que cette Histoire du château de Coucy n’était pas une œuvre originale [2]. En effet, le futur Conventionnel s’est contenté de recopier, en y faisant des coupures et en y apportant des modifications, un livre datant de 1728, L’Histoire de la ville et des seigneurs de Coucy du moine et auteur d’ouvrages historiques Toussaint Du Plessis (1689-1764). L’Histoire du château de Coucy est absente de la dernière édition en date des Œuvres complètes de Saint-Just mais on pourra la lire dans l’édition donnée par Michèle Duval aux éditions Gérard Lebovici [3].

Il est très difficile de deviner quelles étaient les intentions de Saint-Just en se livrant au long travail de recopiage et d’adaptation qu’est l’Histoire du château de Coucy. Bernard Vinot a suggéré [4] que, si Saint-Just avait apporté des modifications au texte du moine bénédictin et notamment supprimé les premières pages du livre, c’était pour faire croire à son entourage qu’il était l’auteur de cet ouvrage savant. Mais en ne conservant pas ces pages, Saint-Just a d’abord voulu retrancher les informations qu’elles donnaient sur la ville de Coucy pour recentrer le texte sur le château fort et la maison de Coucy à laquelle appartient Enguerrand III (1182-1242) qui le fit bâtir. Le choix de Saint-Just de commencer son manuscrit par la description des ruines du château n’est pas moins significatif. L’adolescent aurait pu entreprendre son travail de recopiage un peu plus loin, par exemple à la neuvième page du livre de Toussaint Du Plessis, avec le passage dans lequel l’auteur examine les premières mentions de la localité de Coucy. En décidant de débuter mais aussi d’achever son manuscrit par la description du château [5], Saint-Just a donné au texte qu’il recopiait une plus grande cohérence mais aussi modifié le sens du projet de Toussaint Du Plessis qui, d’histoire d’une localité, est devenu une étude sur l’un de ces bâtiments auxquels le siècle suivant donnera le statut de « monuments historiques » [6].

    Venons-en à la description des ruines du château de Coucy telle qu’on la trouve dans le manuscrit de Saint-Just. Si le jeune homme a préféré que son manuscrit commence par cette description plutôt que par un développement sur le village de Coucy, c’est de toute évidence parce que ce sujet lui paraissait particulièrement intéressant. Quelle pouvait être la nature de son intérêt ? Comme la description des ruines du château est entièrement reprise de L’Histoire de la ville et des seigneurs de Coucy, il est tentant de penser que cet intérêt n’était que livresque. Mais c’est faire trop peu de cas du fait que Coucy-le-Château se situe seulement à une quinzaine de kilomètres de Blérancourt. Le trajet pour se rendre au château de Coucy depuis la Maison de Saint-Just dure actuellement moins de vingt minutes en voiture. À pied, comme Saint-Just faisait la plupart de ses déplacements selon le témoignage de son ami Germain Gateau [7], il est d’à peine trois heures : il serait par conséquent fort étonnant que le rude marcheur qu’était Saint-Just n’ait pas visité dès son adolescence [8] un lieu auquel, en recopiant le livre de Toussaint Du Plessis, il consacra tant d’heures de ses loisirs.

À quoi ressemblait le château de Coucy à l’époque où Saint-Just a pu le voir ? Dans les années 1780, le château abandonné depuis plus d’un siècle ne présentait plus que des ruines. Les descriptions que les ouvrages parus dans le dernier quart du XVIIIe siècle font du château sont beaucoup moins précises que celle de Toussaint Du Plessis. Les livres que j’ai consultés mentionnent seulement les « restes considérables » de ce château [9] ainsi que sa « tour extrêmement haute » [10]. Mais les longues descriptions que Maximilien Melleville puis Viollet-le-Duc ont faites du château en 1848 et 1857 [11] correspondent d’assez près à celle que Toussaint Du Plessis en avait donnée en 1728 : comme lui, Melleville et Viollet-le-Duc signalent les remparts, les quatre tours d’angle et le donjon construits par Enguerrand III au XIIIe siècle. Melleville indique qu’il était encore possible, au milieu du XIXe siècle, de gravir un escalier qui menait aux quatre hautes salles surmontées de croisées d’ogives du donjon. Toutefois, le donjon et les tours étaient très endommagés dès le milieu du XVIIe siècle pour avoir été en partie détruits durant la Fronde sur ordre de Mazarin, de même que la « chemise de la Tour » (la muraille protégeant le donjon) qu’évoque Toussaint Du Plessis dans le passage recopié par Saint-Just.

Viollet-le-Duc précise que, laissé à l’abandon après les destructions de Mazarin, le château a servi dès cette époque de carrière aux habitants du village de Coucy qui « ne cessèrent de prendre dans l’enceinte […] les pierres dont ils avaient besoin pour la construction de leurs maisons » [12]. Malgré la récupération de ses pierres par les Coucyssiens, l’aspect extérieur du château ne paraît pas avoir beaucoup changé entre l’époque où il fut visité par Toussaint Du Plessis et le milieu du XIXe siècle : « la masse du château de Coucy », écrit Viollet-le-Duc, était « encore debout » bien que fort abîmée au milieu du XIXe siècle, et cette construction restait « une des plus puissantes merveilles de l’époque médiévale » [13].

Depuis les destructions allemandes de 1917, l’aspect du château de Coucy a beaucoup changé, le donjon et les quatre tours ayant été dynamités : le site du Domaine national du château de Coucy permet de se faire une idée de son état actuel. Cette carte postale datant du début du XXe siècle offre quant à elle une vue générale du château avant les destructions en 1917 du donjon de cinquante-quatre mètres de haut et de trente et un mètres de diamètre (il était alors le plus imposant d’Europe) et des quatre tours. Au début du XXe siècle comme à l’époque de Saint-Just, les vestiges du château de Coucy, par leurs dimensions, frappaient l’imagination, et les guides touristiques des années qui précèdent la Première Guerre mondiale le présentent comme l’une des destinations les plus prisées des Parisiens.

Trois dessins à la plume et à l’encre brune conservés à la Bibliothèque nationale de France permettent de se faire une idée plus précise de l’aspect du château de Coucy à l’époque où Saint-Just dut s’y promener. Ils sont l’œuvre du dessinateur Tavernier de Jonquières qui les a réalisés pour servir de support à des gravures illustrant le Voyage pittoresque de la France. L’un de ces dessins représente une Vue générale du château de Coucy et de la superbe vallée qui l’environne. Il montre bien l’allure qu’avait le château quand on l’abordait depuis le nord ainsi que pouvait le faire Saint-Just venant de Blérancourt. Les autres dessins sont une Vue intérieure de la Tour de Coucy et celle de la Partie de l'enceinte qui environne la grosse tour de Coucy. Si ces deux dessins présentent l’intérêt d’avoir été faits dans les années où Saint-Just a découvert les ruines de Coucy et de montrer, grâce aux nombreuses petites figures, les visiteurs des deux sexes qui s’y promenaient, ils ne peuvent toutefois être considérés comme des vues exactes : ainsi que son titre l’indique, le premier représente le donjon du château en coupe, tandis que le second montre des combats parmi lesquels on remarque un corps-à-corps entre un homme et un lion… Cette représentation fantaisiste paraît avoir été inspirée par le bas-relief ornant le haut de la porte d’entrée du château de Coucy figurant un chevalier armé d’une épée et protégé d’un bouclier qui combat un lion. De grandes dimensions, puisque le lion était représenté taille réelle, ce bas-relief rappelait le souvenir d’Enguerrand Ier qui, selon une légende, aurait tué un lion dévastant les environs de Coucy. On distingue ce groupe sculpté sur la Vue intérieure de la Tour de Coucy et il a également donné lieu à un dessin au trait de Tavernier de Jonquières [14].

À ces réserves près, on peut facilement imaginer le jeune Saint-Just se promenant, seul ou accompagné [15], parmi les petits personnages représentés sur ces dessins. Pouvons-nous faire des hypothèses sur son état d’esprit lorsqu’il arpentait ces ruines ? Si le manuscrit de Saint-Just consacré au château de Coucy ne nous apporte pas d’informations à ce sujet dans la mesure où il reprend celui de Toussaint Du Plessis, un passage de son épopée Organt est plus éclairant. Au chant XIV, en effet, le héros éponyme rencontre par hasard les ruines d’un château « dessiné par un Goth ». La description de ce château et les réflexions d’Organt à sa vue occupent les vers suivants [16] :

« Quelques buissons de vieilles aubépines,

Avec tristesse égayaient ses ruines :

Là, d’une tour les combles mutilés,

Humiliés sous une ronce altiere ;

Ici le Temps a tapissé de lierre,

D’un mur pendant les débris isolés ;

Là paraissaient de gothiques statues

De vieux Héros, de Beautés disparues.

     Le Chevalier suspend son palefroi,

Et pénétré de langueur et d’effroi,

Il réfléchit sur l’altière bassesse

Et le néant de l’humaine faiblesse.

"Ce pont-levis, sur son axe rouillé,

Rappelle au cœur les pas qui l’ont foulé.

Dans les langueurs d’une amoureuse absence,

Quelque Beauté, du haut de cette tour,

Chercha des yeux l’objet de son amour.

Cette terrasse a vu rompre la lance !

Il gît peut-être en ces débris moussus

Quelques Beautés qui ne souriront plus.

Cette déserte & tranquille tourelle

Vit soupirer un Amant et sa Belle ;

Elle entendit leurs baisers, leurs soupirs.

Las ! où sont-ils ces momens, ces plaisirs 

C’est donc ainsi que la Parque ennemie

Rend au néant les songes de la vie ?

Ce vieux palais fut peut-être habité

Par la Licence & l’Inhumanité,

Par un tyran qui dévasta la terre,

Par un ingrat qui trahit l’amitié.

Un orphelin lâchement dépouillé

Vint sur ce seuil déplorer sa misere,

Et sur ces tours appela le tonnerre." »

On ne saurait reconnaître dans cette énumération d’éléments architecturaux le château de Coucy : la description des vestiges du château n’est en effet qu’esquissée, Saint-Just s’étant limité à évoquer « une tour », « un mur pendant », un « pont-levis » rongé par la rouille, une « terrasse », une « tourelle », de « gothiques statues » et des souterrains. En revanche, le futur Conventionnel s’est attaché à indiquer l’effet sur son chevalier de ses ruines aperçues au crépuscule, la tombée de la nuit rendant leur spectacle plus poignant. L’impression produite est d’abord d’ordre émotif, avec la mention successive de la « tristesse », de la « langueur » – un état d’abattement – et de « l’effroi ». Puis la vue des ruines donne lieu à des réflexions d’Organt sur le passage du temps et le caractère éphémère des passions humaines que Saint-Just désigne par l’expression « les songes de la vie ». Les sentiments et les réflexions que le jeune écrivain développe dans ce passage sont finalement assez proches des idées de Diderot qui, devant les ruines d’Hubert Robert, méditait sur la mort et le temps qui emporte tout et confiait aussi que les ruines le font parfois « frémi[r] ».

Le rapport sensible et intellectuel aux ruines que manifeste Organt paraît ainsi avoir été assez courant dans les classes cultivées de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Devons-nous pour autant le juger banal ? Je ne le crois pas. Il est en tout cas fort éloigné de la sensibilité du siècle suivant, comme on peut en juger d’après cette évocation à la tonalité très différente des ruines du château de Coucy extraite d’un ouvrage du XIXe siècle destiné au grand public : « C’est une promenade dans un pays charmant, une excursion dans les souvenirs des siècles reculés, le spectacle d’une magnifique ruine que la pensée reconstruit, qui nous parle des anciens temps, qui nous en montre la grandeur, la force, la poésie. Le présent est parfois si aride et si triste, que l'on aime à contempler dans la majesté de ses débris ce passé chevaleresque et glorieux » [17]. Sous l’influence du « genre troubadour » mis à la mode par les romantiques, les ruines du château de Coucy n’engendrent plus, vers 1850, des réflexions mélancoliques sur le temps qui passe ou la vanité des choses humaines, mais des pensées enthousiastes et vagues sur la grandeur des temps médiévaux.

 



[1] On trouve le sujet officiel par exemple à cette adresse, page 2 (on signalera une coquille à la ligne 16, « lien » à la place de « lieu »). Il est malheureusement impossible d’avoir un aperçu de la peinture qui a suscité la méditation de Diderot, le lieu où se trouve le tableau Grande galerie antique, éclairée du fond d’Hubert Robert n’étant pas connu (cf. Denis Diderot, Ruines et paysages. Salon de 1767, Paris, Hermann, 1995, p. 336, en note).

[2] Bernard Vinot, Saint-Just, Paris, Fayard, 1985, p. 42. Dans un article des années 1960, Maurice Dommanget (« Un manuscrit inédit de Saint-Just : sa monographie du château de Coucy », in Actes du Colloque Saint-Just, Paris, Société des Études Robespierristes, 1968, p. 333) signale cette source mais ne paraît pas s’être aperçu que le manuscrit de Saint-Just a presque été entièrement rédigé à partir du livre de Toussaint Du Plessis.

[3] Aux pages 11 à 47. Cette édition des Œuvres complètes de Saint-Just parue 1984 a été republiée aux éditions Ivréa en 1991.

[4] B. Vinot, Saint-Just, op. cit., p. 43.

[5] Car l’ouvrage de Toussaint Du Plessis s’achève par des considérations générales sur la vanité des grandeurs du monde rapportées à l’éternité de la divinité que Saint-Just n’a pas conservées.

[6] Le château de Coucy a obtenu le classement au titre des monuments historiques en 1862.

[8] Durant la Révolution, Saint-Just eut en effet plusieurs occasions de se rendre à Coucy-le-Château. Il y fut présent le 11 octobre 1790 en tant qu’électeur pour désigner les juges du district de Chauny, puis en 1791 comme avocat officieux pour défendre les intérêts des habitants de Blérancourt contre Grenet, l’ancien seigneur, dans des affaires portant sur les communaux (cf. B. Vinot, Saint-Just, op. cit., p. 101-102 et p. 127-129).

[9] Mémoires historiques sur Raoul de Coucy, Paris, Imprimerie de Ph.-D. Pierre, 1781, p. 8

[10] La République française en LXXXIV départemens. Dictionnaire géographique et méthodique, Paris, chez l’Editeur rue des Marais, 1793, p. 67.

[11] Maximilien Melleville, Histoire de la ville et des sires de Coucy-le-Château, Laon, s. n., 1848 ; Eugène Viollet-le-Duc, Description du château de Coucy, Paris, Bance, 1857.

[12] Ibid., page 15 pour ces deux citations.

[13] Ibidem.

[14] D’après des ouvrages publiés dans les années 1780, le bas-relief était encore en place du vivant de Saint-Just mais seul le lion de ce groupe sculpté subsistait au début des années 1830. Il est possible qu’en représentant ce bas-relief Tavernier de Jonquières n’ait pas dessiné ce qu’il avait vu mais seulement reproduit la gravure de Jacques Androuet du Cerceau pour Le Premier Volume des plus excellents bastiments de France (1576). En effet, il paraît avoir dessiné d’après la même source la belle cheminée « des Neuf Preuses » qui n’existait plus alors, comme l’indique cet ouvrage.

[15] Ralph Korngold (Saint-Just, Paris, Grasset, 1936, p. 25) a dépeint Saint-Just se promenant dans les ruines du château de Coucy avec Thérèse Gellé. Il va sans dire qu’il s’agit d’une invention de l'auteur.

[16] Organt, poëme en vingt chants. Seconde partie, Au Vatican, 1789, p. 68-69.

[17] Eugène Guinot, Promenade au château de Compiègne et aux ruines de Pierrefonds et de Coucy, Paris, Hachette, 1854, p. 64.