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Un motif littéraire revisité par Saint-Just, la légende du cœur mangé

De la correspondance privée que Saint-Just adressa à sa famille, à ses amis et à des relations plus lointaines, nous n’avons connaissance que d’une vingtaine de lettres. Parmi ces lettres, les plus célèbres sont certainement la lettre à Maximilien Robespierre du 19 août 1790 commençant par « Vous qui soutenez la patrie chancelante contre le torrent du despotisme et de l’intrigue, vous que je ne connais que comme Dieu, par des merveilles… » [1] ; et la lettre à Villain Daubigny, à la localisation aujourd’hui inconnue mais dont le texte a heureusement été publié en 1828 dans l’ouvrage intitulé Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc., supprimés ou omis par Courtois [2]. C’est à cette seconde lettre, pouvant être lue en ligne, que je m’intéresserai dans ce billet.

    Le procureur au Parlement de Paris Jean Marie Villain Daubigny à qui s’adresse la lettre est une vieille connaissance de Saint-Just. Daubigny vivait avant la Révolution à Blérancourt, comme le futur Conventionnel. Les deux hommes, qui ont presque le même âge (Daubigny est né en 1754, Saint-Just en 1757), ont fait tous deux des études d’avocat. Ils paraissent avoir été très proches puisqu’en 1790 Daubigny loge rue de la Chouette au domicile familial des Saint-Just. Au printemps 1791, peu de temps avant qu’ait été rédigée cette lettre, le futur Conventionnel parle de Daubigny en termes laudateurs dans son livre l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France où il le fait figurer, à côté de Desmoulins, Danton, Robespierre ou Marat, dans une liste d’orateurs et journalistes jouant un grand rôle dans les événements révolutionnaires en cours [3].

    Cet éloge dicté par l’amitié est exagéré et Daubigny ne se signala pas non plus, les années suivantes, de façon avantageuse dans la Révolution. Membre de la commune insurrectionnelle du 10 août 1792, Daubigny fut accusé d’avoir détourné 100 000 livres lors de l’inventaire des biens et objets précieux du palais des Tuileries. Malgré un non-lieu en mai 1793, il fut de nouveau accusé de ce vol en septembre suivant lorsqu’il fut nommé adjoint au ministère de la Guerre. Pour le défendre, Saint-Just prononça à la Convention nationale un discours attestant sa moralité. Pour autant, on ne saurait compter Daubigny parmi les amis axonais de Saint-Just au même titre que Thuillier ou Gateau, par exemple. Bien qu’emprisonné après le 10 Thermidor, Daubigny était plus proche de Danton et de Desmoulins que de Saint-Just qu’il attaqua avec une grande hostilité en l’an III dans ses Principaux événements pour et contre la Révolution, dont les détails ont été ignorés jusqu’à présent.

    La lettre de Saint-Just à Daubigny que je me propose d’examiner pose un ensemble de difficultés et d’abord un problème de datation. D’après la transcription des Papiers inédits…, la seule dont nous disposons, la lettre serait datée du 20 juillet 1792. Mais Bernard Vinot a montré qu’elle fut plus vraisemblablement écrite le 20 juillet 1791 [4], quelques jours après le massacre au Champ-de-Mars des pétitionnaires demandant la déchéance du roi arrêté à Varennes et l’établissement de la république. En effet, Barnave et les frères Lameth, auxquels Saint-Just fait référence dans cette lettre, avaient perdu en juillet 1792 l’importance qui était la leur un an plus tôt lorsqu’ils étaient députés. La situation politique au 20 juillet 1791 expliquerait par ailleurs fort bien « la fièvre républicaine » qui, écrit Saint-Just, le « dévore » et « consume ». Bernard Vinot a également éclairé plusieurs passages de la lettre qui avaient précédemment donné lieu à des interprétations erronées [5] : « la fête » à laquelle Saint-Just demande à son correspondant de venir est la Saint-Pierre, fête patronale de Blérancourt, et non quelque fête maçonnique qu’avait suggérée la mention d’un « frère » dans la même lettre (ce frère étant en fait l’un des deux qu’avait Daubigny). Quant au dénommé Clé dont Saint-Just se défie dans le dernier paragraphe, il s’agit de l’aubergiste de Blérancourt qui servait souvent de courrier à ses concitoyens et qui était généralement connu comme peu sûr.

    J’ai examiné dans une communication à un colloque [6] l’enjeu de cette lettre pour la compréhension des idées politiques de Saint-Just. Contrairement à ce qu’on a pu penser, la profession de foi républicaine que contient la lettre à Daubigny ne correspond pas à un brusque changement d’opinion du futur Conventionnel qui, de monarchiste dans l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France paru fin mai ou début juin 1791, serait soudainement devenu républicain un mois plus tard. Le propos politique de Saint-Just dans l’Esprit de la Révolution est en effet plus subtil. Bien que le jeune révolutionnaire approuve dans son ouvrage le régime monarchique en place [7] qu’il décrit comme un « équilibre » satisfaisant entre monarchie absolue et république, il y exprime également son admiration pour les démocraties de l’Antiquité et présente le peuple français comme le vrai souverain. L’enthousiasme pour le régime républicain que Saint-Just exprime dans la lettre à Daubigny s’inscrit ainsi dans une démarche intellectuelle cohérente : en juillet 1791, la crise du régime monarchique et la naissance d’un mouvement d’opinion républicain ont rendu possible à ses yeux l’avènement dans la France révolutionnaire d’une République qui, peu auparavant, lui paraissait désirable mais inatteignable.

    Il est également question dans ce courrier d’une « lettre » imprimée en plusieurs exemplaires dont nous n’avons pas autrement connaissance, ainsi que d’une somme d’argent que Saint-Just n’a pu donner à Daubigny et à Desmoulins et qui est entre eux la cause d’un conflit que Saint-Just exprime en termes exacerbés : « Infâmes que vous êtes, je suis un fourbe, un scélérat, parce que je n’ai pas d’argent à vous donner. Arrachez-moi le cœur, et mangez-le : vous deviendrez ce que vous n’êtes pas : grands » [8]. Pourquoi Saint-Just aurait-il dû remettre de l’argent à Daubigny et Desmoulins ? Bernard Vinot a supposé que ces deux révolutionnaires auraient pu refuser de le présenter à la société des Jacobins [9] mais on s’explique mal la raison pour laquelle ils auraient exigé de l’argent pour le parrainer (cf. « je n’ai pas d’argent à vous donner »), à moins de leur supposer un comportement vénal... Il me semble plus probable que le conflit ait porté sur un projet commun, comme la publication d’un périodique, auquel Saint-Just n’aurait pas eu les moyens financiers de contribuer.

    Le passage que j’ai reproduit est représentatif du ton et du style de cette lettre dans laquelle alternent sans transition des éloges adressés à Desmoulins (« j’estime son patriotisme ») et à Daubigny (« vous serez un jour un grand homme de la République ») et des mouvements de colère à leur encontre (« vous êtes tous des lâches, qui ne m’avez point apprécié »), Saint-Just estimant que son engagement révolutionnaire pourrait à terme le rendre plus célèbre qu’eux (« Ma palme s’élèvera pourtant, et vous obscurcira peut-être »). L’exaltation que manifestent plusieurs passages de la lettre à Daubigny surprend tout particulièrement. Outre la phrase sur la valeur que Daubigny et Desmoulins acquerraient s’ils lui « mange[aient] » le cœur, les commentateurs ont relevé l’image de la « fièvre » destructrice pour décrire la force du sentiment républicain chez Saint-Just ainsi que l’identification à Brutus qui conclut la lettre (« Ô Dieu ! faut-il que Brutus languisse oublié loin de Rome ! Mon parti est pris cependant : si Brutus ne tue point les autres, il se tuera lui-même »).

    J’ai déjà eu l’occasion de commenter les deux derniers passages, qui paraissent moins étonnants lorsqu’on les rapporte à d’autres textes de révolutionnaires contemporains [10]. En revanche, l’utilisation que Saint-Just fait de la métaphore du cœur dans cette lettre me laissait perplexe. C’est en feuilletant le livre de Toussaint Du Plessis intitulé L’Histoire de la ville et des seigneurs de Coucy alors que je préparais mon précédent billet que j’ai découvert, avec certitude me semble-t-il, l’intertexte auquel Saint-Just se réfère lorsqu’il feint de demander à Daubigny et Desmoulins de lui arracher le cœur de la poitrine pour le dévorer : la légende du mari trompé qui, par vengeance, donne à manger à son épouse le cœur de son amant. Ce motif littéraire se retrouve depuis le Moyen Âge dans des récits aussi bien français qu’italiens ou allemands. Sa version la plus connue apparaît dans le Décaméron où le conte constitue le neuvième récit de la quatrième journée. Toutefois, le récit de Boccace nous intéressera moins que Le Roman du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel (en ancien français, Rouman dou chastelain de Couci et de la dame de Faiel) composé vers la fin du XIIIe siècle par un trouvère picard qui aurait porté le nom de Jakemès. C’est en effet cette version de la légende qui est rapportée par l’ouvrage de Toussaint Du Plessis que Saint-Just eut entre les mains.

    La version de la légende du cœur mangé du Roman du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel offre la particularité de se dérouler dans l’actuel département de l’Aisne [11] et de mettre en scène un héros, le châtelain Renault de Coucy, dont le nom est étroitement associé à la puissante forteresse de Coucy sur laquelle Saint-Just entreprit avant la Révolution de rédiger une monographie. Un personnage historique se faisant appeler le Châtelain de Coucy a existé : ce trouvère picard du XIIe siècle a laissé une quinzaine de chansons dont plusieurs ont pour thème l’amour. La critique universitaire considère que le Châtelain de Coucy est Gui de Thourotte, qui occupa cette fonction à la fin du XIIe siècle, avant que le château ne fût entièrement reconstruit par Enguerrand III de Coucy, et qui mourut en 1203 lors de la Quatrième Croisade. Si l’auteur du Roman du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel ne connaissait pas le nom du châtelain qu’il a appelé « Renault », choisir comme héros de son récit le Châtelain de Coucy offrait l’avantage de lui permettre d’insérer dans son texte plusieurs chansons écrites par Gui de Thourotte [12] ainsi que de le faire tuer en terre sainte victime de son courage. Toutefois, le XVIIIe siècle jugeait que le châtelain de Coucy du roman était le seigneur – et non le châtelain [13] – Raoul II de Coucy (1211-1250), fils d’Enguerrand III, lui aussi décédé en croisade. C’est en raison de cette identification, jugée d’ailleurs par lui-même problématique, que Toussaint Du Plessis a placé dans son ouvrage la note XLVIII racontant les amours du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel qu’il présente comme « un véritable Roman » n’ayant pas de valeur historique.

    On trouvera aux pages 96 à 99 de la seconde partie du volume de L’Histoire de la ville et des seigneurs de Coucy le résumé du Roman du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel que Saint-Just a certainement lu durant les longues heures où il recopia le livre de Toussaint Du Plessis. Notons en passant que Saint-Just, s’il en avait eu l’envie, n’aurait pu se plonger dans la lecture du Roman du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel, ce roman n’ayant été imprimé et traduit qu’au siècle suivant [14]. Toussaint Du Plessis lui-même déclare s’être contenté de reproduire le résumé que l’humaniste Claude Fauchet (1530-1602) a donné de ce roman médiéval dans son Recueil de l’origine de la langue et poésie française, rime et romans.

    Ce résumé simplifie beaucoup l’intrigue de ce long roman. Il passe ainsi sous silence son début qui expose comment par ses hauts faits Renault de Coucy parvint à rendre la dame de Fayel amoureuse de lui, ou encore la tromperie qu’imagina le seigneur de Fayel pour éloigner son rival en l’incitant à se croiser. En revanche, le résumé insiste sur les qualités du châtelain de Coucy « moult gentil, gaillard, et preux » et sur la partie du récit qui concerne la séparation des amants et les événements qui suivirent le décès du chevalier en croisade : l’envoi à sa dame par le châtelain de son cœur accompagné des gages d’amour qu’elle lui avait offerts ; le vol du cœur par le seigneur de Fayel qui le fait apprêter par son cuisinier pour que son épouse le mange ; enfin, le repas suivi du dialogue par lequel le seigneur de Fayel apprend à son épouse la mort de Renault de Coucy et la nature du mets qu’elle a mangé.

Ce dialogue est rapporté au discours direct dans le résumé. Le voici tel qu’on le lit dans l’ouvrage de Toussaint Du Plessis qui conserve la langue et l’orthographe de Claude Fauchet : « Quand elle ot mangié, le Seigneur luy demanda : Dame, avez-vous mangé bonne viande ? et elle luy répondit qu’elle l’avoit mangée bonne. Il luy dit : Pour cela vous l’ai-je fait appareiller ; car c’est viande que vous avez moult aimée. La Dame qui jamais ne pensa que ce fut, n’en dit plus rien. Et le Seigneur lui dit de rechef : Sçavez-vous que vous avez mangé ? Et elle repondit que non. Et il luy dit adonc : or scachiez que vous avez mangié le cœur du Chastelain de Coucy.

Quand elle ot ce, si fut en grand pensée pour la souvenance qu’elle eut de son ami ; mais encore ne put-elle croire cette chose jusqu’à ce que le Seigneur luy bailla l’escriniet et les lettres. Et quand elle vit les choses qui étoient dedans l’escrain, elle les connut ; si commença lire les lettres. Quand elle connut son signe manuel et les enseignes, adonc commença fort à changer, et avoir couleur ; et puis commença fortement à penser. Quand elle ot pensé, elle dit à son Seigneur : Il est vrai que cette viande ai-je moult aimée ; et crois qu’il soit mort, dont est dommage, comme du plus loyal chevalier du monde. Vous m’avez fait manger son cœur, et est la dernière viande que je mangerai oncques ; ne oncques je ne mangerai point de si noble ne de si gentil. Si n’est pas raison que après si gentil viande je en doye mettre autre dessus : et vous jure par ma foi que jamais je n’en mangerai d’autre après cette-cy. » [15]

Il me semble que, si Le Roman du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel a particulièrement intéressé Saint-Just, ce fut peut-être pour ce dialogue final entre le seigneur de Fayel et son épouse. Saint-Just qui en 1794 prônera dans son Projet d’institutions les paroles sublimes et l’enseignement aux enfants du goût de la réflexion n’a pu qu’être sensible aux réponses fermes, bien conçues et pleines de noblesse de la dame de Fayel à son mari…

Comparons maintenant ce récit de fiction avec le passage de la lettre de Saint-Just dans lequel, s’adressant à Daubigny et à Desmoulins, il s’exclame : « Arrachez-moi le cœur, et mangez-le : vous deviendrez ce que vous n’êtes pas : grands ».

Les motifs du cœur mangé et de la valeur supérieure de celui dont le cœur est dévoré se trouvent dans la lettre à Daubigny comme dans Le Roman du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel : la référence, métaphorique dans le cas de Saint-Just, au « cœur » permet en effet au jeune révolutionnaire d’affirmer qu’il possède la grandeur morale faisant défaut à Daubigny et Desmoulins, traités auparavant dans sa lettre de « lâches » et d’« infâmes ». Saint-Just reprend également dans ce passage de sa lettre l’idée selon laquelle la dévoration du cœur, siège de qualités telles que la force ou le courage, permettrait de faire sienne la valeur de la personne tuée [16]. Mais Saint-Just a donné un nouveau sens, non plus amoureux mais politique, à la rivalité exacerbée entre individus qui sert de cadre au motif littéraire du cœur mangé. Le récit d’amour courtois qu’est Le Roman du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel montre la perfection de la passion entre ces deux amants qui leur fait surmonter héroïquement les menées de l’époux trompé. Dans sa lettre, Saint-Just exprime quant à lui avec l’image du cœur mangé sa conviction de posséder la magnanimité nécessaire aux grands révolutionnaires qui, comme Brutus qu’il convoque plus loin, sont prêts à mourir pour fonder la République. À lire la lettre à Daubigny en tenant compte de ces différents intertextes, on ne peut qu’être frappé par l’aisance avec laquelle Saint-Just a mis le topos du cœur mangé, propre aux croyances chevaleresques féodales, au service d’un idéal politique républicain qui, sous la Révolution, a presque exclusivement pour modèle l’Antiquité gréco-romaine.

Il est néanmoins fort probable que Saint-Just ait également connu le motif littéraire du cœur mangé par une seconde source, différente du Roman du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel. Dans ce roman, le cœur du châtelain de Vergy est, à sa demande, enlevé de sa poitrine après sa mort par son écuyer qui le sale et « le confit bien en bonnes épices » [17] afin de l’embaumer, conformément à une pratique funéraire médiévale. La rédaction de Saint-Just dans sa lettre à Daubigny (« arrachez-moi le cœur, et mangez-le ») suggère, plutôt qu’une intervention funéraire sur un cadavre, une mise à mort violente perpétrée par arrachage du cœur ou suivie de cet acte. Or la plupart des versions de la légende du cœur mangé racontent comment le mari trompé tue l’amant de son épouse puis lui extrait le cœur de la poitrine : Saint-Just a par exemple pu lire un tel récit dans le Décaméron de Boccace auquel l’ouvrage de Toussaint Du Plessis renvoie [18]. Le choix de cette version sanglante de la légende n’est d’ailleurs pas innocent puisqu’elle fait de ses rivaux de lâches assassins prêts à tuer par surprise un homme désarmé…

Que Saint-Just emploie le motif du cœur arraché et mangé pour parler de soi paraîtra certainement excessif à quiconque ignore que sa phrase a une source littéraire. Si le futur révolutionnaire a pu l’utiliser sans craindre que Daubigny s’en étonne, c’est que les amours légendaires du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel constituaient pour eux une référence culturelle commune. En effet, les ruines du château de Coucy ne se trouvaient qu’à une quinzaine de kilomètres de Blérancourt où vit alors Saint-Just et où Daubigny a longtemps habité. De plus, le dramaturge de Pierre-Laurent de Belloy avait remis à la mode les amours du châtelain de Coucy avec sa tragédie intitulée Gabrielle de Vergy, du nom que cette pièce donne à la dame de Fayel. Représentée pour la première fois en 1773 puis à la Comédie-Française à partir de 1777, cette tragédie continua à être régulièrement publiée jusqu’en 1791 soit dans des éditions séparées, soit dans des recueils d’œuvres complètes de de Belloy comme les deux parus cette année-là. Saint-Just, qui fut avant la Révolution un grand amateur de théâtre, a d’autant plus vraisemblablement vu ou lu cette tragédie qu’il s’intéressait aux pièces de ce dramaturge : nous savons en effet par son Épigramme sur le comédien Dubois qu’il était présent à la représentation qui fut faite le 21 avril 1789 à la Comédie-Française de la tragédie Pierre le Cruel due à de Belloy [19].

Enfin, Saint-Just et Daubigny pouvaient aussi connaître une romance du Duc de La Vallière qui, d’après une remarque de la préface de de Belloy à sa tragédie, se trouvait vers 1770 sur toutes les lèvres [20]. Intitulée Amours infortunées de Gabrielle de Vergy et de Raoul de Coucy, cette pièce de vers n’était, selon la coutume de l’époque, certainement pas sue entièrement par cœur par de nombreuses personnes (elle comporte en effet 21 huitains, soit 168 vers) mais seulement par morceaux, comme ces deux vers cités par de Belloy : « Il voit le cœur, il en jouit : / Il lit la lettre, il en frémit » [21].

Ce jeu d’esprit identifiant Saint-Just au châtelain de Coucy aurait-il pu remonter à une époque plus ancienne de l’amitié entre le futur Conventionnel et Daubigny ? Le fait que, début 1789, Saint-Just ait signé des mots « St JUST MENESTREL » son poème Vers à M. Dorfeuille m’a en effet amenée à me demander s’il n’aurait pas fait l’ajout à son nom de « ménestrel » en souvenir du châtelain-poète de Coucy… Selon le Dictionnaire de l’Académie française, le terme ménestrel désigne en effet les « anciens poètes et musiciens qui allaient de châteaux en châteaux, chantant des vers et récitant des fabliaux » [22]. Saint-Just, qui début 1789 achève son poème à sujet médiéval Organt et fait de fréquents allers-retours entre l’Aisne et Paris, ne pouvait-il pas, par badinage, se considérer comme une sorte d’alter ego du poète picard du XIIe siècle ?



[1] J’ai publié en 2013 le texte de la lettre de Saint-Just à Robespierre d’après l’original dans mon mémoire de thèse (A. Quennedey, Un sublime moderne : l’éloquence de Saint-Just à la Convention nationale, Université Paris Sorbonne, 2013, volume III, p. 144-146). Cette lettre que l’on croyait perdue se trouve aux Archives nationales parmi des pièces utilisées par Edmé Bonaventure Courtois qu’il remit à la Commission des Vingt-et-un le 29 nivôse an III. La première publication de cette lettre a été faite à la suite du Rapport au nom de la Commission chargée de l'examen des papiers trouvés chez Robespierre et ses complices de Courtois (Paris, Imprimerie nationale des Lois, nivôse an III, p. 122).

[2] Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc., supprimés ou omis par Courtois, Paris, Baudouin frère, 1828, tome II, p. 254-256.

[3] « Villain d'Aubigny, de la section des Tuileries, fut moins connu parce qu'il n'écrivait point, mais il discourait avec vigueur » (Saint-Just, Œuvres complètes, A. Kupiec et M. Abensour éd., Paris, Gallimard, p. 444).

[4] Bernard Vinot, Saint-Just, Paris, Fayard, 1985, p. 119-120.

[5] Ibid., p. 119-124.

[6] Pierre-Yves Glasser et Anne Quennedey, « Saint-Just politique ou mystique ? Le problème de la croyance en la république dans la pensée du Conventionnel », in Croire ou ne pas croire, M. Cottret et C. Galland (dir.), Paris, Kimé, 2013, p. 315-335. Cet article peut être consulté sur mon site à cette adresse.

[7] Il ne s’agit pas encore de la monarchie constitutionnelle qui ne fut instaurée qu’en septembre 1791.

[8] J’ai modifié la ponctuation des Papiers inédits qui place un point-virgule devant le mot « grands ».

[9] Op. cit., p. 124.

[10] Dans l’article déjà cité « Saint-Just politique ou mystique ? Le problème de la croyance en la république dans la pensée du Conventionnel », et dans P.-Y. Glasser et A. Quennedey, « De la haine du roi à la communauté des affections : les ressorts d’une politique républicaine selon Saint-Just » (in Amour et désamour du Prince du Haut Moyen Âge à la Révolution française, J. Barbier, M. Cottret et L. Scordia dir., Paris, Kimé, 2011, p. 129-145).

[11] Voir l’introduction d’Aimé Petit et François Suard à leur traduction (Le Livre des amours du Chastelain de Coucy et de la Dame de Fayel, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1994, p. 19).

[12] L’Histoire de la ville et des seigneurs de Coucy de Toussaint Du Plessis ne reproduit pas ces chansons. Il n’était pas impossible à un lecteur du XVIIIe siècle de prendre connaissance du talent poétique du Châtelain de Coucy grâce à l’anthologie de Jean-Rodolphe Sinner Extraits de quelques poésies du XII, XIII et XIVe siècle (Lausanne, François Grasset, 1759, aux pages 66-68).

[13] Le seigneur possède le fief tandis que le châtelain gouverne un fief pour le compte d’un seigneur en ayant plusieurs.

[14] Les lecteurs curieux de récits médiévaux trouveront cette traduction ici.

[15] Toussaint Du Plessis, L’Histoire de la ville et des seigneurs de Coucy, Paris, F. Babuty, 1728, seconde partie, p. 98-99. Le résumé narre ensuite le décès de la dame de Fayel : « La Dame leva du diner, et s’en alla en sa chambre, faisant moult grand douleur, et plus avoit de douleur, qu’elle n’en montroit la chère ; et en celle douleur à grands regrets et complaintes de la mort de son ami, fina sa vie et mourut. »

[16] Cette croyance devenue motif littéraire dans l’Europe médiévale pourrait avoir une origine celtique (cf. Mariella Di Maio, Le Cœur mangé, histoire d’un thème littéraire du Moyen Age au XIXe siècle, Paris, Presses Universitaires Paris Sorbonne, 2005, p. 19).

[17] Toussaint Du Plessis, L’Histoire de la ville et des seigneurs de Coucy, op. cit., p. 97.

[18] Histoire de la ville et des seigneurs de Coucy, op. cit., p. 99. Toussaint Du Plessis indique à quelle place la nouvelle se trouve dans le livre de Boccace.

[19] Voir, pour cette datation de l’Épigramme sur le comédien Dubois, mon article « Saint-Just amateur de théâtre d’après un poème inconnu, les Vers à M. Dorfeuille » publié dans les Annales historiques de la Révolution française (n° 400, avril-juin 2020 p. 31-50). L’article peut être lu sur mon site Internet.

[20] « Mon sujet [celui de la tragédie] était généralement connu par une tradition ancienne, et plus encore par cette romance délicate et pathétique, restée dans la bouche de tout le monde » (Pierre-Laurent de Belloy, Gabrielle de Vergy, Paris, chez la veuve Duchesne, 1770, p. 1).

[21] Ibidem. Les deux vers se rapportent au seigneur de Fayel ; quant à la lettre, il s’agit de celle que le châtelain de Coucy a adressée à la dame de Fayel avec son cœur. La romance du Duc de La Vallière se trouve dans les anthologies poétiques de l’époque, par exemple celle-ci aux pages 254-255.

[22] Définition de l’édition de 1835. D’emploi très rare au XVIIIe siècle, ce mot n’apparaît pas dans les éditions précédentes de ce Dictionnaire.