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Un souvenir de Saint-Just : l’encrier du musée de Blérancourt

Les personnes s’étant rendues au Musée franco-américain de Blérancourt avant 1976 se rappellent peut-être y avoir vu, parmi un ensemble d’objets ayant appartenu à Saint-Just ou à sa famille, un encrier présenté comme étant celui du révolutionnaire. La vitrine qui l’exposait a été fracturée et l’objet dérobé le 28 juillet 1975. Cette date correspondant à l’anniversaire du 10 Thermidor an II laisse penser que l’auteur du vol était un admirateur de Saint-Just… Quoi qu’il en soit, cet encrier n’a pas été restitué et n’est, à ma connaissance, pas non plus réapparu chez un commerçant ou en salle de vente. Plus les années passent, plus il est à craindre que les personnes l'ayant en leur possession ignorent sa valeur et s’en débarrassent. C’est pourquoi ceux de mes lecteurs qui l’auraient vu chez un particulier ces cinquante dernières années sont vivement encouragés à prendre contact avec l’Association pour la sauvegarde de la Maison de Saint-Just.

        En 2012, la directrice du Musée franco-américain de Blérancourt qui était alors Anne Dopffer m’avait fort aimablement proposé de me montrer les objets et documents en rapport avec la famille Saint-Just que possède ce musée [1]. Cette invitation m’était adressée en tant que présidente de l’Association Saint-Just, aussi m’y étais-je rendue avec deux autres de ses membres. Sur place, nous avons parlé avec Anne Dopffer du vol de l’encrier survenu longtemps avant sa nomination à la direction du château de Blérancourt, et elle nous a présenté la notice d’inventaire ainsi que la photographie que les services du musée en avaient faites. On trouvera sur cette page la photographie de l’encrier qui, malheureusement, est en noir et blanc, en sorte que nous pouvons seulement imaginer quelles étaient les couleurs de son décor peint.

Inventorié en tant qu’« Encrier de Saint-Just » ou « Encrier ayant appartenu au Conventionnel Saint-Just », cet objet est en réalité une écritoire puisqu’il ne se compose pas seulement d’un ou deux godets destinés à contenir l’encre mais qu’il comporte un nécessaire destiné à l’écriture. La notice du musée franco-américain donnant uniquement la matière de l’écritoire (du cuivre émaillé) sans en faire la description, j’en proposerai une à partir des informations lacunaires de la photographie.

Cette écritoire comporte deux godets dont les couvercles sont, semble-t-il, amovibles. Sur la photographie, je ne suis pas parvenue à voir si les deux godets étaient des encriers ou si l’un d’entre eux était un poudrier destiné à recevoir du sable servant à faire sécher l’encre sur le papier. Entre les godets, on remarque une forme ovale qui paraît une boîte fermée par un couvercle. À l’avant et à l’arrière de l’écritoire se trouvent deux rigoles : la première sert de toute évidence à poser la plume utilisée pour écrire, et celle du fond pourrait avoir eu le même usage ou être un range-lettres. Les dimensions de l’objet ne sont pas non plus connues mais, d’après la taille des godets et des encoches, on peut supposer qu’il mesure vingt à trente centimètres de long. Le fond sombre sur lequel repose l’écritoire empêche de savoir si elle possède des pieds [2].

Si je me fie à l’ouvrage de référence de François Podevin-Bauduin Encriers et écritoires. Outils et objets d’art [3] et aux recherches que j’ai faites sur des sites d’antiquaires, les écritoires en cuivre émaillé paraissent avoir été très rares au XVIIIe siècle. La plupart des écritoires de cette époque sont en faïence ou dans la matière plus précieuse qu’est la porcelaine. Le cuivre émaillé de cette écritoire imite la délicatesse de la porcelaine jusque dans le style de son décor peint à la main sur un fond blanc. Ce décor est composite puisque, outre un grand nombre de motifs floraux, il comporte aussi des oiseaux : en bas et au centre, un oiseau qui ressemble à un faisan perché sur une branche d’arbre et, sur le couvercle du compartiment ovale, deux cygnes sur un plan d’eau. Les deux rigoles sont également richement décorées, à l’avant d’un paysage convenu de chaumière au bord de l’eau et de bateaux, et à l’arrière d’un paysage de ruines avec un bateau au mouillage et deux personnages sur une barque. L’angle de la photographie rend plus difficile de bien distinguer cet élément du décor, mais on reconnaît trois colonnes et leur linteau de pierre pointant vers un socle sculpté à l’antique que surmonte une urne en forme de vase Médicis. Ce dernier décor a pour particularité d’être inversé, comme si l’encrier avait été peint de façon à pouvoir être placé au centre d’une table et utilisé sur deux de ses côtés. Si l’on adopte cette interprétation, la seconde encoche ne serait pas destinée à maintenir le courrier mais à ranger une autre plume.

Pour autant que la photographie permette d’en juger, cette écritoire est élégante et d’un aspect agréable. Néanmoins, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle convenait mal à Saint-Just, non que je supposasse que ses convictions politiques l’aient amené à aimer exclusivement le style Révolution ou les pièces de mobilier commémorant cet événement [4], mais parce que je lui trouvais, selon les critères du XVIIIe siècle, un côté « jeune fille » qui ne s’accorde pas avec ce que nous savons de la personnalité et des goûts du Conventionnel. Un texte de l’historien Charles Vellay (1876-1953) beaucoup moins connu que ceux qu’il a consacrés à Saint-Just m’a permis de résoudre cette petite mais agaçante énigme.

Ce texte de Charles Vellay est un bref article intitulé « Une sœur de Saint-Just » paru dans le numéro de La Revue bleue du 11 avril 1908 [5]. La sœur de Saint-Just à laquelle est consacré l’article est Louise Marie Anne de Saint-Just épouse Decaisne (1768-1857), l’aînée des deux sœurs du Conventionnel, plus jeune que lui d’un an. Il évoque les principaux événements de la vie de Louise Marie Anne qui, pour la plupart, sont bien connus pour avoir été repris depuis par les différents biographes de Saint-Just. L’article reproduit également des passages du livre de souvenirs d’enfance de Juliette Adam (1836-1936) Le Roman de mon enfance et de ma jeunesse, qui ont trait à cette sœur de Saint-Just que la femme de lettres connut alors qu’elle était enfant. J’ai commenté ces souvenirs dans mon livre L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale : un sublime moderne. En revanche, n’ont pas encore été étudiés les passages de l’article rapportant les visites que Charles Vellay fit aux descendants de Louise Marie Anne de Saint-Just au début du XXe siècle.

L’article nous apprend d’abord que des « petits-neveux de Saint-Just » habitaient en 1908 dans « la petite maison gaie et propre » de Blérancourt où avaient vécu avant eux Louise Marie Anne de Saint-Just et Jean Michel Nicaise Lessasière (1773-1849). Celui-ci était le troisième époux de Marie Françoise Victoire de Saint-Just, la seconde sœur du Conventionnel, et l’article nous apprend que lui et Louise Marie Anne de Saint-Just logèrent sous le même toit après la mort en 1832 de Marie Françoise Victoire. Leur demeure n’était d’ailleurs pas la maison de la rue de la Chouette où Saint-Just passa son enfance mais une autre située sur la place du Marais, l’actuelle place du général Leclerc. Les phrases qui suivent sur « la sorte de culte » que la sœur et le beau-frère de Saint-Just portaient à son souvenir résument les récits qui ont dû être faits à Charles Vellay par les descendants de Louise Marie Anne de Saint-Just épouse Decaisne lorsqu’il les a rencontrés : « Les deux vieillards ne cessaient de reporter leurs pensées vers les événements qu'ils avaient traversés ensemble, et les êtres qu’ils avaient aimés. Ils parlaient de Saint-Just avec une sorte de culte. Tous deux avaient pu mesurer la noblesse de son esprit, sa sollicitude toujours en éveil, et la passion du bien qui le dévorait. Il leur semblait que ceux qui ne l’avaient point connu personnellement [6] ne pouvaient le comprendre qu’à demi. "Il était si beau et si bon !" [7] disait Mme Decaisne. »

Charles Vellay cite ensuite le témoignage de Juliette Adam. Puis il poursuit le récit de ses rencontres avec les descendants de Louise Marie Anne de Saint-Just, évoquant les lettres de la sœur de Saint-Just qu’ils ont conservées [8] ainsi qu’un encrier qui n’est autre que celui dérobé au Musée franco-américain de Blérancourt : « Les objets qui lui [i. e. Louise de Saint-Just] venaient de son frère lui étaient particulièrement précieux. Elle conservait, comme un trésor, un encrier de cuivre émaillé que Saint-Just lui avait donné ». Il est d’autant plus certain que l’encrier que Vellay vit à Blérancourt est l’écritoire du Musée franco-américain que la notice de son catalogue indique qu’Anne Morgan, propriétaire du château de Blérancourt à partir de 1919, l’avait acquise de Charles Vellay qui l’avait lui-même collectée auprès d’un certain « M. Lenglet-Decaisne ».

D’après ce que nous savons de la descendance de Louise Marie Anne de Saint-Just, le nom Lenglet-Decaisne est celui de l’une des arrière-petites-filles de Louise Marie Anne de Saint-Just (et donc arrière-petite-nièce du Conventionnel), Antoinette Eugénie Decaisne. Celle-ci est la petite-fille de Napoléon Auguste Decaisne (1807-1892), le huitième des neuf enfants nés de l’union de Louise Marie Anne avec François Emmanuel Decaisne. Napoléon Auguste Decaisne fut pharmacien à Blérancourt. Il eut deux enfants dont un fils, Michel Auguste Decaisne, que sa grand-mère Louise Marie Anne de Saint-Just put bien connaître puisqu’il naquit en 1837. Celui-ci eut trois filles nées après le décès de la vieille dame en 1857, dont la plus jeune, Antoinette Eugénie Decaisne (1877-1963), épousa Charles Auguste Victor Lenglet en 1937. Les époux n’ayant pas eu d’enfants, c’est d’eux que Charles Vellay acquit l’écritoire qu’Antoinette Eugénie Decaisne devait tenir de son père qui pourrait être l’un des « petits-neveux de Saint-Just » que Charles Vellay rencontra à Blérancourt. Cette branche de la famille de Saint-Just semble avoir eu particulièrement à cœur de conserver vivant son souvenir puisque, d’après la notice nécrologique que lui consacrèrent les Annales Historiques de la Révolution française en 1963, Antoinette Eugénie Decaisne accueillait toujours avec plaisir sur ses vieux jours les personnes qu’intéressait la vie de son arrière-grand-oncle, le révolutionnaire Saint-Just.

 Au terme de cette enquête, il apparaît que l’écritoire dérobée au musée de Blérancourt a bien pour origine Saint-Just. En revanche, elle ne nous apprend rien sur le matériel que Saint-Just utilisait pour écrire, puisqu’il s’agit d’un objet qu’il n’acheta pas pour lui-même mais pour en faire cadeau à sa sœur Louise Marie Anne. On notera le bon goût dont Saint-Just fit preuve en choisissant ce présent raffiné pour sa jeune sœur, mais aussi sa générosité envers ceux qu’il aimait. Car, de même que la montre en or qu’il offrit à Thérèse Gellé ou celle qu’il donna à son ami Thuillier, ce présent à sa sœur était un objet utile pour la vie quotidienne mais aussi un produit de luxe.



[1] Les memorabilia concernant Saint-Just ne sont plus exposés dans les salles du Musée franco-américain du château de Blérancourt depuis sa réouverture en 2017. Une partie d’entre eux (les documents sur support papier) se trouve dispersée entre les réserves de ce musée et le Musée de la Révolution française-Domaine de Vizille où ils sont en dépôt, tandis que les objets ayant appartenu à Saint-Just ou de sa famille sont conservés dans les réserves du château de Compiègne.

[2] En bas en gauche, entre le bord de la photographie et le clou qui maintient l’étiquette, on aperçoit en effet un reflet plus clair qui pourrait correspondre à l’un des pieds surélevant le plateau de l’écritoire. Au XVIIIe siècle, il est courant que ces objets possèdent des pieds.

[3] Sarreguemines, Editions Pierron, 2003.

[5] Aux pages 478-479 de cette revue disponible en ligne.

[6] Plus jeune que Saint-Just de huit années, Jean Michel Nicaise Lessasière, natif de Blérancourt, avait pu le connaître.

[7] La même phrase est rapportée en des termes très proches par Charles Vellay dans son édition des Œuvres complètes de Saint-Just qui parut la même année : « Quand, dans sa vieillesse, on interrogeait sur son frère Mlle Louise de Saint-Just, devenue Mme Decaisne, elle répondait d’ordinaire par ces seuls mots : "Il était si beau !" Et elle ajoutait : "Il était si bon !" » (Paris, Eugène Fasquelle, 1908, tome I, p. VI).

[8] « Les lettres qu’elle écrivit à ses enfants et à ses petits-enfants, et que ceux-ci se sont transmises pieusement comme des archives de famille, portent toute l’empreinte de cette influence fraternelle. Qui ne reconnaîtrait la sœur de Saint-Just, ou plutôt Saint-Just lui-même, dans de telles phrases : "… Tu n'as pas de fortune ; il faut y supplier par les talents, la douceur dans le caractère, cherchant toujours autant qu’il est en ton pouvoir, de faire le bien ; il ne faut pas craindre d’avoir trop de prudence, c’est dans la jeunesse qu'il faut contracter l'habitude des vertus…" ». La correspondance de Louise Marie Anne de Saint-Just ne nous est pas autrement connue. Existe-t-elle encore ?