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Le style de Saint-Just : essai de microlecture

Mon précédent article s’intéressait aux dernières semaines et, peut-être, derniers jours de l’existence de Saint-Just. J’y étudiais le célèbre passage commençant par « Je méprise la poussière qui me compose » afin de déterminer quels rapports à soi, à la mort mais aussi au rôle qui était le sien dans la Révolution eut Saint-Just durant cette période cruciale de sa vie. Je me propose d’examiner ici ce passage d’un autre point de vue puisque je chercherai à établir à partir des ratures du manuscrit le cheminement de la pensée du jeune Conventionnel lorsqu’il écrivit ces phrases. Cette étude pour laquelle j’ai utilisé le terme de microlecture dû à Jean-Pierre Richard [1] permettra aussi de mettre en évidence certains aspects de l’art oratoire de Saint-Just ainsi que son talent de styliste. Pour que l’examen du passage soit complet, l’étude de ses ratures sera précédée d’une analyse matérielle du manuscrit.

Les phrases qui nous intéressent ont été notées sur un feuillet du Projet d’institutions dont la photographie a été mise en ligne sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France où il est conservé (feuillet collé en bas de la page). On aperçoit le nombre « 23 » dans le coin supérieur droit du feuillet mais cette pagination tardive n’est pas de Saint-Just : ce n’est en effet qu’après l’acquisition du Projet d’institutions par la Bibliothèque nationale au milieu du XXe siècle que ses feuillets ont été reliés et numérotés [2]. Contrairement à la plupart des autres feuillets du manuscrit qui sont montés sur onglets, celui numéroté 23 a été collé sur une feuille de papier moderne qui ne permet ni d’examiner son verso, ni de voir si le papier comporte un filigrane. Ce choix de présentation n’est pas seulement regrettable mais très préoccupant car les détériorations visibles sur le feuillet de Saint-Just [3], qui se sont aggravées les deux dernières décennies, font craindre que le papier brunâtre utilisé comme support d’une quinzaine de feuillets ne soit acide et ne les détruise à moyen terme. J’ai demandé en mai dernier aux services de la Bibliothèque nationale un examen approfondi de l’état du manuscrit du Projet d’institutions afin que des mesures soient prises pour assurer sa conservation dans des conditions satisfaisantes.

Le Projet d’institutions a été rédigé par Saint-Just sur trente-six feuillets [4] dont les dimensions varient. Le feuillet 23 mesure 16,5 centimètres de large sur 19,5 à 20 centimètres de haut : cette variation s’explique par le fait que la partie supérieure du feuillet a été déchirée de façon irrégulière. En haut à droite de la page, au niveau de la déchirure, on aperçoit un petit trait vertical fait à la plume, de la même teinte marron foncé que les lignes suivantes, qui m’a semblé être le jambage d’une lettre pouvant être un « p » ou un « q ». La déchirure paraît ainsi avoir eu pour but de faire disparaître une ou plusieurs lignes de texte. On note également que le feuillet a été plié en quatre, les traces des plis vertical et horizontal étant assez nettes même sur la photographie. Presque tous les feuillets du Projet d’institutions portent de pareilles traces de pliure, comme si Saint-Just avait emboîté les pages de son manuscrit les unes dans les autres afin de les maintenir réunies. Mais le pliage du feuillet 23 paraît avoir eu un but différent car, une fois plié en quatre, ses dimensions très réduites permettaient de le glisser dans un livre de format in-16 ou dans un carnet relié comme celui qui a servi à Saint-Just pour écrire Du Droit social [5]. Cet usage du feuillet 23 m’a été suggéré par le fait que ce carnet porte, en début de volume, des traces d’encre laissées par les textes écrits sur des feuilles que Saint-Just y avait glissées avant qu’ils fussent suffisamment secs.

Un dernier détail a retenu mon attention. Contrairement à ce qu’on attendrait, le pli horizontal divise le feuillet en deux parties qui ne sont pas égales, la partie basse du feuillet étant plus large que celle du haut. On doit en conclure que ce n’est que dans un second temps, après que le feuillet eut été plié pour être rangé, que les premiers mots que Saint-Just y avait notés ont été découpés. D’autres feuillets du Projet d’institutions ont pareillement été découpés après pliage [6], et on trouve aussi dans le recueil une dizaine de feuillets qui ont été découpés dans des papiers plus grands [7]. On peut supposer que le but de Saint-Just en déchirant ou découpant ainsi ses manuscrits était, selon le cas, d’organiser son manuscrit en sections cohérentes ou d’éliminer des passages qui n’étaient plus utiles parce qu’il les avait recopiés à un autre endroit ou parce qu’il ne les jugeait plus pertinents. C’est certainement pour cette dernière raison que le Conventionnel a déchiré le haut du feuillet 12. Cette particularité ainsi que ses dimensions inhabituelles une fois plié invitent à penser que sa rédaction serait relativement ancienne [8].

Si l’on observe cette fois la couleur de l’encre et la graphie des quatre premiers passages [9], on constate que Saint-Just les a écrits d’un trait. Le tracé des lettres, particulièrement hâtif, pourrait s’expliquer par des circonstances peu propices à l’écriture (conditions matérielles difficiles ou manque de temps, par exemple). On remarque aussi que la graphie de Saint-Just évolue entre le premier et le dernier passage. Elle est en effet plus soignée dans les premières phrases formulant des institutions contre les violences faites aux femmes [10] qu’elle ne l’est dans les lignes suivantes dans lesquelles le révolutionnaire a noté les réflexions que ces institutions avaient fait naître dans son esprit. Si Saint-Just a rédigé les troisième et quatrième passages du feuillet 23 d’une écriture plus rapide, c’est vraisemblablement parce qu’il était animé par les sentiments enthousiastes qu’il y exprime : l’exaltation ressentie en comprenant qu’il devenait possible de faire reculer l’oppression grâce aux institutions qu’il était en train d’élaborer (troisième passage) ainsi que la fierté de rendre, grâce semble-t-il à son Projet d’institutions, son nom éternel (quatrième passage).

La hâte et l’émotion de Saint-Just lorsqu’il rédigea ce feuillet se décèlent non seulement à sa graphie peu lisible [11] mais à plusieurs détails : l’utilisation réduite de la ponctuation, puisqu’on ne trouve que deux points finaux pour cinq phrases ; l’emploi d’une abréviation (« der » pour dernier dans le troisième passage), ce que Saint-Just ne fait que rarement ; la faute d’accord, avec « donné » au lieu de donnée qui serait la forme grammaticale correcte ; enfin, la présence des lapsus calami que sont le doublement de « sera » au début du troisième passage [12] et, dans le passage suivant, l’asyntaxie créée par le pronom « la » en interligne (« on pourrait la persecuter et faire mourir cette poussiere ») que Saint-Just a omis de barrer lorsqu’il a modifié sa phrase.

Nous allons maintenant nous intéresser au cheminement intellectuel qui a précédé la rédaction définitive de ces deux phrases. Voici, d’après les ratures et leur emplacement, une reconstitution aussi exacte que possible des énoncés que Saint-Just a successivement notés sur le papier avant de parvenir à l’ultime formulation de ses idées :

(1)  Je pr [13]

Saint-Just a biffé ce début de phrase immédiatement après l’avoir écrit, comme le montre le fait que la phrase qui suit se trouve sur la même ligne de texte.

(2) Je meprise la poussiere qui me ??? Vous m

Le mot signalé par des points d’interrogation n’a pu être lu sous la rature. La majuscule au mot « Vous » indique que Saint-Just entendait, après une première phrase courte et ferme, commencer une seconde phrase.

(3) Je meprise la poussiere qui me compose on pourrait persecuter et faire moûrir quelque jour [14] ???

Saint-Just a barré le pronom « Vous » et l’a remplacé par le pronom impersonnel « on » puisqu’on trouve sur la deuxième ligne d’écriture le verbe « pourrait » s’accordant avec ce pronom. L’absence de majuscule au pronom impersonnel n’est pas significative, le Conventionnel faisant un usage anarchique des majuscules et minuscules dans ses manuscrits. Le verbe « compose » se trouvant sur le même interligne que le pronom « on », j’ai supposé que ces deux corrections avaient eu lieu à la suite. Le dernier mot, raturé, n’a pu être lu.

(4) Je meprise la poussiere qui me compose on pourrait la persecuter et faire moûrir quelque jour mais je Deffie qu’on m’arrache la vie que je me suis donné Dans les siecles et dans les cieux

À cette étape de la rédaction, la principale modification apportée par Saint-Just a consisté à amplifier la seconde phrase avec les propositions qui suivent la conjonction adversative « mais ». Cette proposition s’étant substituée au complément d’objet direct des verbes « persecuter » et « faire moûrir » qui aurait dû achever la phrase de la version 3, Saint-Just a ajouté en interligne le pronom « la » reprenant le groupe nominal « la poussiere » de la phrase précédente.

            (5) Je meprise la poussiere qui me compose et qui vous parle on pourrait persecuter et faire moûrir cette poussiere mais je Deffie qu’on m’arrache la vie independante que je me suis donné Dans les siecles et dans les cieux

Lors de cette dernière reprise, Saint-Just a fait deux ajouts (« et qui vous parle » et « independante ») et opéré une substitution textuelle (« quelque jour » a été barré et remplacé par « cette poussiere »). Contrairement aux modifications précédentes, ces corrections ne remanient pas le passage en profondeur mais le complètent ou l’améliorent sur des points précis. J’ai supposé que l’ajout des mots « et qui vous parle » et « independante » fut réalisé lors d’une même relecture en raison de leur graphie semblable, plus droite et plus pointue que celle du reste du texte. L’ajout du groupe nominal « cette poussiere », dont les lettres sont penchées, a pu être faite lors de la même relecture ou postérieurement. Il date en tout cas de la dernière lecture que Saint-Just fit du passage puisque le jeune Conventionnel ne s’est pas rendu compte que le pronom « la » en interligne n’avait pas été biffé.

L’examen de ces ratures conduit à faire une première remarque sur le nombre de corrections que Saint-Just a apportées au passage. Une comparaison rapide avec le reste du manuscrit du Projet d’institutions montre en effet que ces lignes du feuillet 23 ont été plus fortement remaniées que le texte des autres feuillets. On peut déduire de ces multiples réécritures et corrections que Saint-Just accordait une grande importance aux idées qu’il a exprimées dans ce passage et à leur formulation qu’il a voulu particulièrement soignée, comme s’il prévoyait que ces phrases seraient parmi ses plus célèbres.

L’étude des ratures du passage permet de mieux comprendre quelle fut l’intention de Saint-Just en les écrivant et de mettre en évidence certains des procédés littéraires qui donnent à son éloquence son style singulier.

Le premier procédé méritant d’être examiné tient à l’usage que Saint-Just fait des pronoms personnels dans ce passage. Avec cinq occurrences, le pronom de la première personne du singulier est très présent. Il est également mis en avant puisque, dès la première rédaction [15], il débute le passage en fonction de sujet. Le pronom « je », répété trois fois, sert à énoncer des propos pleins de force (« Je meprise », « je Deffie », « [la vie independante que] Je me suis donné ») qui, pour le lecteur, sonnent comme des confidences personnelles dans la mesure où Saint-Just y évoque son rapport à lui-même et à autrui. Toutefois, l’emploi du pronom personnel « vous » (« et qui vous parle ») indique sans ambiguïté que Saint-Just n’a pas écrit ces lignes pour soi, à la façon dont on rédige un journal intime, mais dans le but de les lire devant une assemblée qui était très vraisemblablement la Convention nationale [16].

Que Saint-Just ait écrit un passage de discours sur les feuillets où il notait son Projet d’institutions ne doit pas nous étonner car il avait pour habitude de rédiger sur une même page des textes ayant des destinations diverses en les séparant simplement par des traits. Le feuillet 21 du Projet d’institutions, par exemple, porte en marge un passage dans lequel Saint-Just s’adresse aux Conventionnels pour les exhorter à soutenir son projet : « J’entends dire a beaucoup qu’ils ont fait la revolution ils se trompent, cela est l’ouvrage Du peuple. mais savez vous ce qu'il faut faire aujourd'hui et ce qui n'appartient qu’au législateur même, c’est la republique ». L’utilisation du pronom « vous » désignant les députés et le contenu du passage indiquent que Saint-Just l’a écrit pour le rapport qu’il aurait fait à la Convention avant de lire ses institutions. De même, le troisième passage du feuillet 23 – celui qui précède immédiatement les lignes que nous étudions – a pour destinataires les collègues de Saint-Just à la Convention et paraît avoir été destiné au même rapport préliminaire [17]. Le passage commençant par « Je meprise la poussiere qui me compose… » ne paraît pas pouvoir prendre place dans le rapport préalable à la lecture du Projet d’institutions aussi aisément que les extraits précédents. Pour autant, dans la mesure où ces lignes font directement écho aux institutions que Saint-Just a notées au début du même feuillet [18], on ne peut exclure qu’elles aient été notées en vue d’un développement qui nécessiterait que le jeune Conventionnel réponde à des attaques contre lui pour défendre son projet. Le propre de la grande éloquence n’est-il d’ailleurs pas de déjouer les attentes de l’auditoire ?

Si l’on s’intéresse maintenant à l’ordre dans lequel Saint-Just a rédigé son discours, on note que la proposition subordonnée relative « et qui vous parle » ne fut ajoutée que lors de la dernière relecture du passage (rédaction numérotée 5). On pourrait donc penser que Saint-Just a d’abord écrit ce texte pour son propre usage et qu’il n’a songé à le prononcer devant un auditoire que dans un second temps, ajoutant alors en interligne la proposition « et qui vous parle ». Mais les ratures du manuscrit invalident ce scénario : elles montrent que Saint-Just prévit d’emblée d’insérer ce passage dans un discours, puisqu’il utilise le pronom « Vous » dès la seconde rédaction, puis qu’il l’a biffé pour le remplacer par le pronom impersonnel « on » (troisième rédaction). Ainsi, malgré son contenu très personnel, le développement « Je meprise la poussiere qui me compose et qui vous parle on pourrait persecuter et faire moûrir cette poussiere mais je Deffie qu’on m’arrache la vie independante que je me suis donné Dans les siecles et dans les cieux » a été conçu par Saint-Just comme une déclaration politique. Dans ce passage, l’orateur annonce que, malgré les persécutions que ses interlocuteurs pourraient lui faire subir, il ne renoncera pas au projet politique présenté dans son rapport, qu’il s’agisse du rapport préliminaire aux institutions ou d’un autre. La fin de la seconde phrase, dans laquelle Saint-Just évoque sa « vie independante » à venir « Dans les siecles et dans les cieux », lui permet encore d’affirmer la valeur de ses propositions politiques puisqu’elles lui feront gagner l’estime de la postérité et, affirme-t-il avec audace, la vie éternelle.

            L’importance inhabituelle des pronoms de la première personne du singulier dans ce passage de discours autorise des conclusions sur l’êthos dans les discours de Saint-Just à la Convention. Depuis la Rhétorique d’Aristote, on appelle êthos, ou caractère, l’image que, dans un but de persuasion, l’orateur cherche à donner de lui dans son discours. L’êthos oratoire vise généralement à présenter l’orateur comme un individu ayant des qualités morales le rendant digne de foi [19]. L’êthos que Saint-Just montre dans le passage que nous étudions est très différent puisqu’il consiste à se présenter comme un homme malheureux mais résolu car sûr de la justesse de ses décisions. En choisissant d’exprimer devant un vaste auditoire des pensées qui semblaient réservées à soi, Saint-Just réalise un tour de force qui donne à ce passage sa tonalité singulière et son intensité.

Le jeune Conventionnel ne parlant habituellement pas de lui-même dans ses discours [20], la forme d’êthos qu’il développe dans ce passage ne serait pas représentative si on ne la retrouvait au début du discours que Saint-Just avait prévu de prononcer le 9 thermidor an II pour défendre Robespierre. Le Discours du 9 Thermidor est en effet, de tous les discours que Saint-Just a entièrement rédigés, le seul dans lequel le jeune orateur parle de lui-même et dévoile ses sentiments, avec les phrases bien connues « Je ne suis d’aucune faction : je les combattrai toutes », « Quelqu’un cette nuit a flétri mon cœur ; et je ne veux parler qu’à vous » et « J’en appelle à vous de l’obligation que quelques-uns semblaient m’imposer de m’exprimer contre ma pensée ». L’extrait du feuillet 23 que nous étudions et les premières pages du Discours du 9 Thermidor montrent ainsi que l’éloquence de Saint-Just a évolué jusque dans les dernières semaines de sa vie au cours desquelles il parvint à l’expression d’un êthos complexe, ardent mais évitant les mouvements pathétiques, sans équivalent chez les orateurs contemporains ou, me semble-t-il, de l’Antiquité.

Une autre correction apportée à ce passage qui mérite un commentaire est la substitution du pronom impersonnel « on » au pronom personnel « vous » au commencement de la seconde phrase (rédactions numérotées 2 et 3). Certes, il n’est pas certain que la phrase « on pourrait persecuter et faire moûrir cette poussiere mais je Deffie qu’on m’arrache la vie independante que je me suis donné Dans les siecles et dans les cieux » aurait exactement été « vous pourriez persecuter et faire moûrir cette poussiere… » sans la correction immédiate du « vous » en « on », puisque Saint-Just a seulement ébauché cette rédaction ; mais le plus vraisemblable est que la première formulation envisagée par Saint-Just ait elle aussi été accusatrice. En remplaçant le pronom « vous » mettant en cause ses auditeurs par l’impersonnel « on », Saint-Just paraît avoir cherché à éviter toute polémique [21]. On sent bien que cette modification n’a pas de conséquence sur les accusations que Saint-Just entendait porter, les personnes mises en cause devant se sentir visées quelle que soit la rédaction retenue. Mais recourir au pronom impersonnel permet à Saint-Just de donner à ses propos une portée générale au lieu de les centrer sur ses persécuteurs, comme ce serait le cas avec l’emploi de « vous ». En laissant de côté les querelles de personnes, si tragiques soient-elles, l’emploi des pronoms « on », mais aussi « quelqu’un » ou « quelques-uns » au début du Discours du 9 Thermidor, préserve ainsi la tonalité sublime de ces deux textes.

L’ajout lors d’une dernière relecture de la proposition relative « et qui vous parle » (« Je meprise la poussiere qui me compose et qui vous parle ») concourt également à l’élévation du passage. On ne peut qu’être frappé par l’audace dont Saint-Just a fait preuve en utilisant la métaphore de la poussière pour parler de lui-même comme s’il était déjà mort et son corps entièrement putréfié. Avec l’ajout de « et qui vous parle », la force du passage a été amplifiée par une seconde figure de rhétorique, la prosopopée [22] de la poussière à laquelle Saint-Just donne la parole. Cette prosopopée s’adresse à un « vous » qui, lorsque le Conventionnel a écrit ce passage, désignait ses auditeurs de la Convention mais qui, lorsque nous le lisons deux cent trente ans plus tard, donne l’impression non seulement que Saint-Just s’adresse à nous lecteurs mais qu’il nous parle par-delà la mort, produisant ainsi un effet saisissant. La proposition relative « et qui vous parle » ajoutée à la fin de la première phrase du passage montre encore à un autre titre le goût du jeune révolutionnaire pour l’écriture très travaillée et le beau style. En allongeant cette phrase initialement très brève, la proposition « et qui vous parle » a permis que la longueur des deux phrases du passage soit moins dissemblable et le retour du mot « poussiere » moins rapide : l’addition a ainsi rendu le paragraphe indiscutablement plus élégant.

Une dernière remarque conclura cet article. Lors de son ultime relecture du passage, Saint-Just a ajouté le mot « independante » au texte qu’il avait précédemment écrit et qui est devenu « je Deffie qu’on m’arrache la vie independante que je me suis donné Dans les siecles et dans les cieux ». Cette précision que rien dans le passage ne laissait attendre est à rapprocher de la première phrase de son discours du 9 thermidor : « Je ne suis d’aucune faction, je les combattrai toutes ». Ces factions, explique-t-il plus loin dans son discours, sont d’une part la coalition contre Robespierre, qui semblent avoir cherché à le gagner à leur projet de se défaire de lui ; et, d’autre part, une prétendue faction voulant mettre au pouvoir l’Incorruptible inventée par ses ennemis qui la développeront à loisir dans leurs justifications ultérieures du coup d’État. Saint-Just, en écrivant l’adjectif « independante » dans le passage que nous examinons, n’avait peut-être pas en tête les divisions de Thermidor ; mais cet ajout montre qu’il tenait à faire savoir à l’Assemblée que ses opinions et ses actes étaient entièrement libres, ce qui signifie que certains Conventionnels en jugeaient autrement. Sans doute Saint-Just aurait-il été étonné d’être aujourd’hui encore considéré par certains comme le « second » de Robespierre alors qu’il s’était expliqué à ce sujet dans le Discours du 9 thermidor : « Ne croyez pas au moins qu’il ait pu sortir de mon cœur l’idée de flatter un homme [i. e. Maximilien Robespierre]. Je le défends, parce qu’il m’a paru irréprochable ; et je l’accuserais lui-même, s’il devenait criminel ».



[1] Cette notion a été inventée par Jean-Pierre Richard pour son recueil Microlectures paru en 1979. Le critique explique en préface que dans son livre « la lecture n’y est plus de l’ordre d’un parcours, ni d’un survol : elle relève plutôt d’une insistance, d’une lenteur, d’un vœu de myopie » qui permet selon lui d’atteindre « le plus précieux » chez un écrivain. Les textes de Jean-Pierre Richard, qui se considérait comme un disciple de Gaston Bachelard, relèvent de la critique de l’imaginaire (cf. Jean-Yves Tadié, La critique littéraire au XXe siècle, Belfond, 1987, p. 119-124). Cette branche de la critique prend pour sujet les thèmes développés par les écrivains en considérant qu’ils manifestent les désirs inconscients qui leur sont propres : ce n’est pas ce type de critique que l’on trouvera dans cette microlecture.

[2] D’après les catalogues de ventes d’autographes, le manuscrit du Projet d’institutions se présentait jusqu’au début du XXe siècle sous la forme d’une liasse de feuillets de formats divers.

[3] Des trous ressemblant à des brûlures sont notamment visibles sous le mot « compose » ainsi qu’au niveau du trait suivant les lignes que nous étudions.

[4] Pour les raisons qui m’ont amenée à exclure du Projet d’institutions de Saint-Just certains feuillets du manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, on pourra se reporter à ma « Note sur l’établissement des textes » dans Saint-Just, Rendre le peuple heureux, Paris, La Fabrique.

[6] Par exemple, le feuillet 21.

[7] Ainsi, d’après leurs filigranes, les feuillets 25, 26, 27, 28, 33, 34 et 43, mais aussi certainement les feuillets 31 et 32.

[8] J’ai exposé dans mon mémoire de thèse pourquoi le commencement de la rédaction du Projet d’institutions par Saint-Just doit être daté de mars 1794.

[9] Le dernier passage est d’une écriture allographe.

[10] « Celui qui frappe une femme est puni de mort » et « Celui qui a vu frapper un homme une femme [comprendre : un homme frapper une femme] et n’a point arrêté celui qui la frappait est puni d’un an de détention ».

[11] De la seconde phrase du troisième passage, on lit assez aisément « un bon cœur au dessus de l’avantage même de regner par le genie du mal » mais le mot qui précède, écrit à la fin de la deuxième ligne, n’a pu être déchiffré. La lecture du quatrième passage est elle aussi souvent difficile.

[12] « L’univers sera sera (sic) opprimé jusques au dr jour du monde si La sagesse etait meprisée aujourd’hui ».

[13] La lecture du « r » final est hypothétique.

[14] La lecture des deux derniers mots est incertaine.

[15] Voir ci-dessus la rédaction numérotée 1.

[16] Il pourrait s’agir d’un autre auditoire, par exemple ses collègues du Comité de salut public. On sait en effet que de vives mésententes agitèrent ce Comité dès avant Thermidor (cf. par exemple Georges Bouchard, Un Organisateur de la victoire, Prieur de la Côte d’Or, membre du Comité de salut public, Paris, R. Clavreuil, 1946, p. 208-210), et le jeune révolutionnaire exprime dans ce passage qu’il craint des persécutions à son égard (« on pourrait persecuter et faire moûrir cette poussiere »). Cette hypothèse me semble toutefois peu vraisemblable dans la mesure où ne nous est parvenu aucun document prouvant que Saint-Just préparait par des écrits ses interventions au Comité de salut public.  

[17] Voir ci-dessus la note 12 et mon précédent article.

[18] On pourra se reporter à mon article précédent sur ce blog.

[19] Que l’êthos soit en partie effet de discours ne signifie pas que, contrairement à ce qui a parfois été dit, l’orateur soit dans la position du comédien qui compose son rôle. L’êthos oratoire est d’ailleurs d’autant plus efficace qu’il ne s’éloigne pas trop de la personnalité que l’orateur montre dans sa vie quotidienne, d’où l’effort fait depuis l’Antiquité par les ennemis des orateurs influents pour les disqualifier par des médisances et des arguments ad hominem. Sur la question de l’êthos et les interprétations auxquelles ce concept a pu donner lieu, je me permets de renvoyer au chapitre III de la première partie de mon livre paru chez Honoré Champion L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale : un sublime moderne.

[20] Il en est autrement dans ses textes non oratoires. On pensera par exemple à l’avant-propos de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France.

[21] Le même souci est sensible dans les passages du Discours du 9 Thermidor que j’ai cités précédemment. Saint-Just y emploie en effet les pronoms indéfinis « quelqu’un » et « quelques-uns » qui lui permettent de ne pas nommer ceux qu’il accuse.

[22] La prosopopée est une figure de style consistant à faire parler un être inanimé, une abstraction personnifiée ou un mort. La prosopopée la plus célèbre est celle que Jean-Jacques Rousseau a placée dans la bouche du consul romain Fabricius dans le Discours sur les sciences et les arts.