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Saint-Just musicien

Les souvenirs sur Saint-Just laissés par ses amis sont malheureusement peu nombreux. On le regrettera d’autant plus qu’ils présentent souvent le jeune révolutionnaire sous un jour inattendu. C’est ainsi qu’une anecdote des Mémoires d’Élisabeth Le Bas nous montre Saint-Just chantant pour divertir ses compagnons de voyage. Elle raconte en effet que tandis qu’ils se rendaient avec elle et sa belle-sœur en mission à Saverne, Saint-Just et son mari Philippe Le Bas leur chantaient des airs italiens [1]. Son goût pour la musique conduisit Saint-Just à apprendre la flûte. Dans cet article, je reviendrai sur le type de flûte dont il jouait. Nous verrons également que le jeune Conventionnel pratiqua cet instrument alors qu’il siégeait au Comité de salut public et occupait dans la France révolutionnaire les plus hautes fonctions politiques.

Dans sa biographie de Saint-Just, Bernard Vinot suppose que c’est au collège des Oratoriens de Soissons que le futur Conventionnel « s’exerça […] à la musique – le flageolet qu’il utilisa est conservé au musée de Blérancourt » [2]. Le musée franco-américain du château de Blérancourt possède en effet dans ses collections un flageolet en palissandre, ivoire et métal qui fut longtemps exposé dans une de ses salles avec des objets ayant appartenu à Saint-Just ou à sa famille. Ce flageolet est désormais conservé dans les réserves du château de Compiègne dont dépend le musée de Blérancourt, mais on en trouvera des photographies sur cette page. D’après la notice en ligne, ce flageolet à trois clés mesure trente-sept centimètres et demi de long pour un diamètre de trois centimètres et demi. Il s’agit d’un flageolet à pompe français qui, contrairement au flageolet anglais, n’a pas ses six trous sur le dessus, mais quatre trous au-dessus et deux en dessous.

Afin de mieux connaître cet instrument aujourd’hui passé de mode, je commençai à me renseigner sur le flageolet français, son acoustique et la manière d’en jouer. Mais plus j’avançais dans mes recherches, moins il me semblait vraisemblable que le flageolet du musée franco-américain ait pu appartenir à Saint-Just, car tous les flageolets lui ressemblant que je vis [3] dataient du XIXe siècle… Je décidai donc de contacter la conservatrice en chef du musée de Blérancourt Valérie Lagier pour lui demander si le musée avait plus d’informations sur cette flûte. La notice muséographique qu’elle me communiqua confirma que ce flageolet avait été produit durant la première moitié du XIXe siècle et qu’il n’avait pas appartenu à un membre de la famille Saint-Just mais, selon l’auteur du don, un certain Flahaux, « au fils de l’ami de Saint-Just, Dutailly ».

Les travaux de Madeleine-Anna Charmelot [4] et de Bernard Vinot [5] nous apprennent qu’une famille Dutailly a vécu à Blérancourt durant la Révolution. L’ami de Saint-Just dont parle la notice est selon toute vraisemblance Jean Augustin Dutailly (1732-1814) qui s’engagea résolument dans la Révolution dès ses débuts aux côtés de Saint-Just. Marchand de draps en 1789, Jean Augustin Dutailly gérait à la fin de l’Empire une fabrique de textiles. Il eut trois filles et un fils, Antoine Augustin Dutailly (1769-1834), marchand mulquinier [6], qui serait ainsi le premier propriétaire du flageolet du musée franco-américain. Une rapide recherche généalogique a confirmé cette ancienne appartenance en reliant aux Dutailly le Flahaux qui offrit le flageolet. Le « fils de l’ami de Saint-Just » Antoine Augustin Dutailly se maria en effet avec Marie Madeleine Warnier dont la nièce Marie Joséphine Warnier (1806-1886) [7] épousa Pierre Jean Baptiste Flahaux (1806-1854). Les époux Flahaux eurent deux fils, Pierre Jean Baptiste Denis Flahaux (1829-1882) et Julien Eugène Flahaux (1831-1901). C’est l’un d’eux ou l’un de leurs descendants qui offrit le flageolet en souvenir de Saint-Just et de leur grand-oncle par alliance.

Ainsi, le flageolet de Blérancourt n’a jamais appartenu à Saint-Just, et nous ne pourrions savoir si le jeune révolutionnaire apprit à jouer de la flûte ou d’un autre instrument si un document conservé aux Archives nationales ne nous renseignait sur les biens qu’il possédait en Thermidor an II. Leur inventaire porte en effet que Saint-Just détenait dans son appartement parisien du 3 rue Caumartin « une flûte en ivoire avec ses rechanges » évaluée 1350 livres par le commissaire-priseur chargé de la vente [8]. Son matériau seul suffirait pour nous indiquer que cette flûte était un objet de prix. La comparaison avec les autres biens de Saint-Just mis en vente en même temps qu’elle permet d’être plus précis puisque, le mobilier de l’appartement excepté, cette flûte était l’objet le plus précieux qu’il possédait. On pourra également rapprocher les 1350 livres auxquels elle fut estimée – nous ignorons à quels prix ses biens furent achetés – des estimations d’autres meubles ou objets lui appartenant, comme ce « lit de plume et son traversin » évalués 1260 livres, la « paire d’éperons et un porte-crayon en argent » proposés pour 1420 livres ou la « commode en placage à dessus de marbre recousu » pour 1800 livres.

Reste à identifier le type de flûte dont Saint-Just jouait. Les ouvrages sur l’histoire de cet instrument sont unanimes sur le fait qu’au XVIIIe siècle la flûte à bec était entièrement tombée en désuétude. En revanche, la flûte traversière était alors très appréciée : un ouvrage dû au compositeur Jacques-Martin Hotteterre, qui fut aussi l’un des flûtistes les plus célèbres de la première moitié du siècle, la présente même comme « un instrument des plus agréables et des plus à la mode » [9]. La précision de l’inventaire selon laquelle la flûte de Saint-Just possédait des « rechanges » permet de confirmer qu’il s’agit d’une flûte traversière. En effet, les flûtes traversières du XVIIIe siècle étaient couramment dotées de plusieurs « rechanges » ou « corps de rechange » destinés à modifier le diapason de l’instrument (le corps est la partie de la flûte située après la « tête » portant l’embouchure, comme le montre ce dessin).

Un ouvrage de 1752 dû à un autre compositeur et flûtiste célèbre, le Prussien Johann Joachim Quantz, explique l’utilité de ces corps de rechange : « On a introduit presque dans chaque province ou ville un ton différent de celui dont on se sert dans une autre province ou ville pour accorder les instruments, lequel ton est quasi le ton régnant ; outre cela, le clavecin, quoiqu’il reste au même endroit, s’accorde tantôt plus haut, tantôt plus bas, par la négligence de ceux qui doivent l’accorder. C’est pourquoi on a donné, il y a environ trente ans, plus de corps à la flûte, c’est-à-dire qu’on l’a pourvue de corps de rechange. Ayant partagé le corps long à six trous en deux pièces pour porter la flûte plus aisément dans la poche, c’est de l’une de ces deux pièces, savoir de celle qui est la plus proche de la tête, qu’on a fait le corps de rechange, moyennant qu’on en faisait deux ou trois, chacun plus court que l’autre, la différente longueur de ces trois corps importait à ce temps-là environ un demi-ton […]. Cependant, comme la différence de ces corps de rechange était encore trop grande, on a enfin trouvé le moyen de faire encore un plus grand nombre de corps de rechange dont chacun ne diffère de l’autre par rapport à l’intonation que d’un comma ou de la neuvième partie d’un ton » [10]. L’auteur ajoute que les flûtes traversières possédaient alors jusqu’à six corps.

Le système des corps de rechange paraît avoir été une spécificité de la flûte traversière du XVIIIe siècle. Le Musée des Instruments de Musique de Bruxelles a mis en ligne des photographies d’une flûte traversière en ivoire du XVIIIe siècle produite en Prusse et de ses rechanges. La Philharmonie de Paris possède elle aussi une flûte en ivoire disposant d’un corps de rechange fabriqués à Paris vers la même époque par Charles Joseph Bizey [11]. On peut supposer que la flûte traversière que possédait Saint-Just leur ressemblait. On aura remarqué que ces flûtes diffèrent de celles que nous connaissons. Appelées flûtes traversières baroques, flûtes allemandes ou encore traverso [12], les flûtes en usage en Europe au XVIIIe siècle étaient généralement fabriquées en bois de buis ou d’ébène : celles en ivoire étaient considérées comme des instruments de prestige. La plupart de ces flûtes possédaient une seule clé, la clé de ré dièse ; toutefois, des clés supplémentaires ayant été ajoutées au cours de la dernière décennie du XVIIIe siècle, il est possible que celle de Saint-Just en ait eu plusieurs. Pour entendre le son de la flûte baroque, on pourra visionner cet extrait d’un concerto pour flûte de Johann Joachim Quantz. On gardera toutefois à l’esprit que le diapason de ces flûtes varie de façon importante.

Nous ne savons ni quand Saint-Just débuta l’apprentissage de la flûte ni s’il se fit aider par un enseignant ou s’il apprit seul en s’appuyant sur l’une ou l’autre des méthodes que proposaient les libraires. Outre les méthodes celles de Johann Joachim Quantz et Jacques-Martin Hotteterre déjà citées, on mentionnera celle de François Devienne dont la première édition parut sous la Révolution. De la même génération que Saint-Just puisqu’il est né en 1759, François Devienne, dont le musée des Beaux-Arts de Belgique possède un beau portrait [13], fut un virtuose de la flûte traversière et du basson ainsi qu’un compositeur de concertos, d’opéras et de symphonies [14] très apprécié du public qui jugeait sa musique « savante » et « gracieuse ». Compositeur précoce puisqu’il écrivit une messe à l’âge de dix ans [15], Devienne débuta en 1790 comme compositeur d’opéras-comiques et connut en 1792 son plus grand succès avec Les Visitandines, une comédie en prose mêlée d’ariettes dont le succès dura plus de quarante ans. On pourra écouter à cette adresse un très joli concerto pour flûte de Devienne joué avec une flûte traversière moderne et, à cette autre, l’air des Visitandines « Dans cette maison à quinze ans… » qui inspira durant la Révolution près de cent cinquante chansons, dont le célèbre La Liberté des Nègres.

En 1794, il était impossible pour un habitant de Paris de ne pas connaître la musique de François Devienne surtout si, comme Saint-Just, on aimait la flûte traversière, un instrument auquel le musicien a donné une grande place dans son œuvre. Saint-Just et Devienne eurent-ils l’occasion de se rencontrer ? La question n’est pas aussi oiseuse qu’elle le paraît. En effet, Devienne, qui vécut toute sa vie dans le besoin, donnait sous la Révolution des leçons de basson et de flûte [16] qui étaient très recherchées : on peut imaginer que Saint-Just, qui avait tenu à acquérir une magnifique et coûteuse flûte en ivoire, ait aussi voulu bénéficier des conseils du meilleur flûtiste de son temps.



[1] Stéfane-Pol, Autour de Robespierre. Le Conventionnel Le Bas, Paris, Flammarion, 1901, p. 132. Les deux hommes lisaient aussi à Elisabeth, qui était très malade, et à sa belle-sœur Henriette des passages de Rabelais auxquels j’ai consacré un article.

[2] Cf. par exemple Bernard Vinot, Saint-Just, Paris, Fayard, 1985, p. 38.

[3] Par exemple, ce flageolet ou cet autre conservés à la Philharmonie de Paris. Selon ce site, le flageolet à pompe à trois clés serait d’ailleurs typique du XIXe siècle.

[4] M.-A. Charmelot, « Autour de Saint-Just », Annales historiques de la Révolution française, n° 183, 1966, p. 61-83.

[5] B. Vinot, « La révolution au village avec Saint-Just, d’après le registre des délibérations de la municipalité de Blérancourt », Annales historiques de la Révolution française, n° 335, 2004, p. 97-110.

[6] Dans le nord de la France au XVIIIe siècle, on appelait mulquinerie le tissage et le commerce des toiles fines de lin utilisées dans l’habillement.

[7] Elle était la fille de Jean Pierre Eloi Warnier (1763-1834), lui-même fils de Jean Eloi Warnier (1734-1801). Comme les Dutailly, les Warnier s’étaient montrés en 1789-1794 de chauds partisans de la Révolution.

[8] Cf. Gustave Vauthier, « La succession de Saint-Just », Annales révolutionnaires, 1923, tome 15, p. 513-514.

[9] Jacques-Martin Hotteterre, Principes de la flûte traversière, J.-B.-Christophe Ballard, 1741, p. 3.

[10] Johann Joachim Quantz, Essai d’une méthode pour apprendre à jouer de la flûte traversière, Berlin, Chrétien Frédéric Voss, 1752, p. 25. Johann Joachim Quantz était compositeur, flûtiste mais aussi facteur de flûte traversière ; à ce titre, il contribua à la perfectionner. Il enseigna cet instrument à Frédéric II de Prusse.

[11] Sur ce facteur d’instruments à vent, on pourra lire cette notice.

[12] Seuls les noms « flûte traversière » et « flûte allemande » sont en usage au XVIIIe siècle.

[13] Longtemps attribué à Jacques-Louis David, ce portrait est plus vraisemblablement du peintre Jean-Baptiste Claude Robin. Il s’agit d’un portrait présumé de Devienne, mais l’âge du modèle et son vêtement typique de la Révolution font penser qu’il s’agit effectivement de Devienne.

[14] Devienne mourut à quarante-trois ans, mais son catalogue d’œuvres comporte sept symphonies, quatorze concertos pour flûte, cinq pour basson, vingt-cinq quatuors et quintettes, quarante-six trios, cent quarante-sept duos, soixante-sept sonates ainsi que douze opéras.

[15]  François-Joseph Fétis, Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la musique, Firmin Didot, volume III, 1862, p. 9. On pourra lire la biographie de Devienne dans cet ouvrage mis en ligne sur Gallica.

[16] Cf. par exemple l’Almanach musical pour l’année 1789 dans lequel il propose ses services comme professeur de flûte et de basson habitant « rue S. Honoré, vis à vis celle de l’Arbresec ».