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Saint-Just porteur de moustaches ?

Récemment invitée par Côme Simien à une table ronde des Rencontres d’histoire critique de Gennevilliers ayant pour sujet « La jeunesse prend le pouvoir : avoir vingt ans en Révolution », j’ai examiné dans quelle mesure la jeunesse de Saint-Just – tout juste vingt-cinq ans lorsque se réunit la Convention nationale – avait joué un rôle dans son parcours politique. Cette table ronde fut très intéressante et il a été envisagé qu’elle s’élargisse à un colloque sur le thème de la jeunesse sous la Révolution. Je ne reprendrai donc pas ici mes conclusions que j’espère avoir l’occasion de développer ultérieurement. Je m’arrêterai juste à un détail qui, comme les représentations de Saint-Just au cinéma que j’ai publiées sur ce blog (Saint-Just joué par Patrice Alexsandre et par Niels Schneider), concerne l’aspect de ce révolutionnaire, mais qui a également donné lieu à des interprétations discutables puisqu’on a voulu y voir la preuve que Saint-Just essayait de se vieillir.

Comme je préparais ma communication, je me suis en effet rappelée avoir lu dans la biographie d’Albert Ollivier Saint-Just et la force des choses qu’au moment où il partit en Alsace pour sa mission auprès de l’armée du Rhin, Saint-Just fit (« naïvement », écrit Ollivier) pousser sa moustache afin de paraître plus âgé. Cette idée se retrouve sous la plume d’autres auteurs, par exemple celle d’Yves Michalon qui, dans son livre La Passion selon Saint-Just, a écrit qu’« à peine arrivé en Alsace, Saint-Just laisse pousser sa moustache, conscient que sa jeunesse constituerait un obstacle pour se faire obéir des vieux militaires ».

Saint-Just eut-il besoin, ainsi que l’affirme ces deux biographes, de masquer par le port de moustaches son visage trop juvénile ? Et, d’abord, est-il certain qu’il arbora cet ornement pileux ? Car sur aucun des portraits, authentiques ou supposés, que nous possédons de lui, il n’apparaît autrement que glabre. Nul document d’époque, à ma connaissance, ne signalant que Saint-Just ait orné sa lèvre supérieure de moustaches, je me suis tournée vers les premières biographies qui, au XIXe siècle, lui ont été consacrées. La première d’entre elles, celle d’Edouard Fleury, n’apporte pas d’information à ce sujet, mais celle d’Ernest Hamel parue peu après, en 1859, indique dans une note que, durant leur mission en Alsace (et non pas avant), « Saint-Just et Le Bas avaient laissé croître leurs moustaches, auxquelles ils renoncèrent bientôt, sur le désir d’Henriette et de madame Le Bas » [1].

Le Conventionnel Philippe Le Bas (1764-1794) accompagna Saint-Just dans plusieurs de ses missions aux armées au cours desquelles ils devinrent amis. « Madame Le Bas » est son épouse Elisabeth Le Bas (1772-1859), l’une des filles des époux Duplay chez qui logeait Robespierre, qui a laissé des Mémoires dans lesquels est à plusieurs reprises question de Saint-Just ; c’est elle aussi qui acquit après Thermidor le beau portrait au pastel de Saint-Just du musée Carnavalet. La dénommée Henriette est l’une des sœurs de Philippe Le Bas, un peu plus jeune qu’Elisabeth (elle était née en 1774), que celui-ci avait chargé d’aider et de distraire son épouse alors enceinte. Elisabeth Le Bas a raconté dans ses Mémoires comment Saint-Just avait accepté qu’elle-même et sa belle-sœur les accompagnent en Alsace, leur voyage jusqu’à Saverne puis l’installation sur place des deux femmes, tandis que Saint-Just et Le Bas poursuivaient leur mission, ne faisant que des passages ponctuels par Saverne. Mais son récit ne mentionne pas de moustache.

              Le premier auteur à avoir indiqué que Saint-Just a porté la moustache est donc Ernest Hamel. Sa source paraît avoir été Elisabeth Le Bas qui s’éteignit le 4 avril 1859 alors que sa biographie était sous presse, ainsi que le rapporte une note [2], ou éventuellement la famille Le Bas : si Hamel n’indique pas explicitement sa rencontre avec Elisabeth Le Bas, on trouve dans l’Histoire de Saint-Just des informations ayant évidemment pour source cette femme ou ses Mémoires alors inédits. On peut donc considérer comme assuré que Saint-Just et son ami Le Bas firent brièvement pousser leurs moustaches durant une partie de leur mission auprès de l’armée du Rhin qui s’étendit du 26 vendémiaire au 10 nivôse au II (17 octobre au 30 décembre 1793).

Pour autant, rien dans le texte de Hamel ne permet d’affirmer que les moustaches de Saint-Just et Le Bas avaient pour fonction de cacher leur jeunesse. Ne peut-on pas plutôt supposer que les deux Conventionnels en mission voulurent parer leurs visages de cet ornement pour le même motif que l’épouse de Le Bas et sa belle-sœur les engagèrent à les raser, soit pour des raisons esthétiques ? Le port de moustaches était devenu dès avant la Révolution une mode spécifiquement militaire née du désir d’imiter le style de certains régiments étrangers, particulièrement celui des prestigieux hussards hongrois [3]. Le règlement du 24 juin 1792 chercha à réserver le port des moustaches aux seuls grenadiers ; mais, sous la Révolution, elles furent adoptées par tous les corps, et devinrent rapidement à la mode même chez les officiers. On pensera au général Custine dont le visage, glabre au début de la Révolution, se pare en 1792-1793 d’une imposante pilosité qui le fit surnommer « le général Moustache » par ses ennemis. Ainsi, ce fut certainement pour se donner un air plus martial que Saint-Just et Le Bas adoptèrent la moustache. 

On ne manquera pas de se demander quelle forme de moustache put avoir la préférence des deux Conventionnels. Les larges moustaches à la hongroise n’étaient pas, en 1793, l’apanage de Custine : on les retrouve par exemple sur le portrait par Bonneville de Pierre-Jean-Georges Callières de L’Estang qui commandait à Paris un corps de vétérans [4]. Toutefois, je ne sais pas si Saint-Just et Le Bas auraient pu, en quelques semaines, se doter de moustaches aussi fournies. Il est à mon avis plus vraisemblable qu’ils se soient contentés de moustaches retroussées aux dimensions plus modestes dites « à la polonaise », comme celles que le Conventionnel Edouard-Jean-Baptiste Milhaud, lui aussi en mission auprès de l’armée du Rhin fin 1793, porte sur son portrait conservé au musée de la Révolution française à Vizille.



[1] Ernest Hamel, Histoire de Saint-Just, député à la Convention nationale, Paris, Poulet-Malassis, 1859, p. 332.

[2] Ibid., p. 323.

[4] Voir cet inventaire des Archives Nationales, page 140 (en note).