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Saint-Just chanté par les Babouvistes

    La chanson fut sous la Révolution française un puissant moyen de fédérer ses partisans et de propager les idées démocratiques. Des chanteurs de rue s’installaient en des endroits très fréquentés pour y entonner des nouveaux airs dont ils vendaient les textes imprimés. Les cafés, mais encore les clubs ou les théâtres, étaient aussi des lieux où le peuple aimait à entonner les chansons populaires du moment. Souvent, ces chants n’étaient pas entièrement inédits mais consistaient en des paroles révolutionnaires chantées sur l’air bien connu d’une chanson existante appelé « timbre » [1].

      Les Babouvistes usèrent à leur tour avec efficacité de cet outil de propagande dans leur combat contre le Directoire. Leurs chansons étaient interprétées au Café des Bains Chinois, boulevard des Italiens. Y était particulièrement appréciée une chanteuse nommée Sophie Lapierre qui fut comprise par la suite dans le procès des Babouvistes devant la Haute-Cour de Vendôme. Charles Germain, l’ami de Babeuf, a fait une description pittoresque du Café des Bains Chinois dont l’aspect avait été conçu pour étonner les promeneurs parisiens d’alors (on pourrait faire un parallèle avec l’actuel bâtiment du Bataclan) : « Il existe sur le boulevard du théâtre italien, au coin de la rue de la Michodière, en face de celle du Mont-Blanc, un bâtiment de structure orientale. C’est là qu’était autrefois l’établissement des Bains-Chinois. La façade de cet édifice pique et attache la curiosité de tous les passants. Chacun s’y arrête pour bailler aux colifichets qui s’offrent tout à coup à sa vue. Des magots de la Chine au front largement chauve, à la poitrine ombragée d’une barbe épaisse, des parasols adroitement découpés, une innombrable quantité de clochettes, d’inintelligibles hiéroglyphes, des pavillons artistement peints, des balcons, des treillages, des sols artificiels, en voilà bien autant qu’il en faut pour forcer la multitude des badauds à stationner devant cette burlesque habitation. Le café se trouve au rez-de-chaussée, et par le nombre de ses vitraux ressemble assez à une cage ouverte à tous les regards. Devant, derrière, sur les flancs, sont de grandes portes de glaces transparentes » [2].

      Georges Grisel [3] a raconté que, la première fois qu’il entra aux Bains Chinois, il entendit Sophie Lapierre y chanter une complainte en l’honneur de Robespierre. Les chansons babouvistes sur l’Incorruptibles évoquent-elles aussi Saint-Just ? Et, si tel est le cas, en quels termes ? Telles sont les questions auxquelles je souhaite apporter une réponse dans cet article pour lequel j’ai eu également plaisir à retrouver les timbres de deux chansons babouvistes mettant Saint-Just à l’honneur.

      Le recueil intitulé Suite de la copie des pièces saisies dans le local que Babœuf occupait lors de son arrestation dont il a déjà été question dans deux billets précédents [4] reproduit trois chansons dont les textes furent trouvés chez le Tribun du Peuple lors de son arrestation le 21 floréal an IV (10 mai 1796). Elles constituent les deuxième, troisième et quatrième pièces de la quinzième liasse, reproduites aux pages 3 à 9 du recueil. Cette quatrième pièce est très connue puisqu’il s’agit du Chant des Égaux [5]. En revanche, les articles s’intéressant aux chansons babouvistes que j’ai consultés ne recopient que des morceaux des deux premières chansons, en coupant parfois les strophes qui concernent Saint-Just. C’est pourquoi j’ai jugé utile de les reproduire dans ce document.

       La première de ces chansons babouvistes s’intitule Le 10 thermidor, ou la mort de Robespierre [6]. Elle comporte six strophes qui sont des huitains où alternent décasyllabes (vers de dix syllabes) aux rimes masculines et ennéasyllabes (vers de neuf syllabes) aux rimes féminines. Une indication à la dernière ligne de la première strophe pose une difficulté d’interprétation. Quel sens faut-il donner à « Ah ! pauvre peuple, &c. » ? De toute évidence, il s’agit de répéter ce vers et celui ou ceux qui le suivent. Je penche pour une répétition des deux premiers vers (« Ah ! pauvre peuple, adieu le siècle d’or, / N’attends plus que peine et misère ») qui forment un sens complet et pourraient constituer un refrain revenant après chaque huitain. La chanson comporterait ainsi non pas quarante-huit mais soixante vers.

            Sous le titre de cette chanson a été indiquée que son air (son timbre, donc) est celui de Pauvre Jacques, une romance anonyme, parfois attribuée à la marquise de Travanet, qui aurait été composée au début des années 1780. Des interprétations de Pauvre Jacques peuvent être écoutées en ligne. Ce petit document présente deux versions des paroles de la chanson : la version « moderne » correspondant aux chansons que l’on trouve sur Internet, et une autre plus proche du texte effectivement chanté à la fin du XVIIIe siècle [7]. C’est le texte de cette ancienne version qui a servi de matrice aux paroles de la chanson babouviste et à d’autres chansons révolutionnaires [8]. Outre le nombre de vers de la strophe et l’alternance des décasyllabes et des ennéasyllabes, Le 10 thermidor, ou la mort de Robespierre reprend certains mots ou certaines rimes des paroles de Pauvre Jacques : au premier vers, l’adjectif « pauvre » appliqué désormais au peuple, l’expression « pauvre peuple » placée en apostrophe étant banale sous la Révolution quand il s’agit de plaindre sa condition, et à la rime du vers 2, le mot « misère » qui, dans la chanson babouviste, rime systématiquement avec « Robespierre » (strophes 1, 4 et 6). L’autre jeu de rimes récurrent de la chanson babouviste reliant « siècle d’or » et « thermidor » (strophes 1, 2, 3 et 4) est en revanche entièrement absent de Pauvre Jacques. Notons enfin que le quatrième vers du chant babouviste (« Je manque de tout sur la terre ») est repris presque à l’identique dans Le 10 thermidor (« Tu manques de tout sur la terre », à la troisième strophe).

      La romance Pauvre Jacques fait parler une femme du peuple, ainsi que l’indiquent « ma misère » et « mes travaux ». Elle s’y plaint d’être séparée de son bien-aimé et espère le retour du « temps prospère » de leur relation amoureuse. Le chant babouviste Le 10 thermidor, ou la mort de Robespierre conserve, sinon le motif sentimental, du moins le ton plaintif de la romance. L’interprète, parlant au nom du peuple, regrette le « siècle d’or » qui précéda le coup de force des 9 et 10 Thermidor an II et l’exécution de Robespierre et de ses amis. Robespierre est présenté comme le révolutionnaire qui « allégeait nos maux », alors que les Thermidoriens, qualifiés de « tyrans », ont plongé le peuple « dans la misère ». La dernière strophe est un appel aux « républicains » ayant échappé au « carnage » thermidorien pour qu’ils vengent « la mort de Robespierre » et fassent revenir la prospérité du siècle d’or.

      Le seul nom propre répété dans la chanson est celui de Robespierre, mais sont également évoqués, dans l’ordre : Saint-Just et Couthon (strophe 2), Philippe Le Bas et Augustin Robespierre (strophe 3) ainsi que, de façon globale, les membres de la Commune de Paris (strophe 4) qui se prononcèrent pour Robespierre le 9 thermidor an II. À la strophe 5, l’expression « généreux martyrs de thermidor » rappelle que ces révolutionnaires furent guillotinés le 10 thermidor an II et les jours suivants.

      La seconde chanson dont le texte fut saisi chez Gracchus Babeuf commence par les vers « Défenseurs de la liberté / Arrivant des frontières… ». Elle est composée de cinq huitains de vers hétérométriques qui sont tour à tour des octosyllabes (vers de huit syllabes) aux rimes masculines et des hexasyllabes (vers de six syllabes) aux rimes féminines. Le timbre indiqué pour cette chanson est l’air « Du vieillard républicain ». Comme je ne connaissais pas cette dernière chanson et que mon ignorance la concernant semblait généralement partagée, sur Internet du moins, j’ai cherché à savoir s’il ne pourrait pas s’agir d’une chanson révolutionnaire. La somme de Pierre Constant Les hymnes et chansons de la Révolution indique qu’une chanson révolutionnaire portait précisément ce nom : Le vieillard républicain, œuvre d’un certain Bauchet La Borde qui se chante sur l’air de La bonne aventure, ô gué [9]. Toutefois, il ne s’aurait s’agir du timbre de la chanson babouviste car La bonne aventure, ô gué est constituée de cinq strophes de trois heptasyllabes et d’un hexasyllabe suivies chacune d’un refrain. Sa structure est donc entièrement différente de celle de la chanson « Défenseurs de la liberté… ». La tonalité gaie de La bonne aventure, ô gué ne conviendrait d’ailleurs pas non plus aux paroles de cette chanson babouviste.

      À la même page [10], le livre de Pierre Constant propose une seconde chanson qui correspond beaucoup mieux au texte de la chanson « Défenseurs de la liberté… » : La romance du vieillard républicain, ouvrage anonyme dont on trouve les paroles aux pages 8 à 10 d'un recueil d’hymnes civiques imprimé en l’an II. En effet, cette chanson pathétique est également constituée de huitains hétérométriques d’octosyllabes et d’hexasyllabes commençant par une rime masculine. Sa structure est donc la même que celle de « Défenseurs de la liberté… ». Le timbre de La romance du vieillard républicain n’est pas indiqué dans le recueil, mais il est noté dans La Clé du Caveau de Pierre Capelle. À la page 37 de la Table du livre de Pierre Capelle, on lit en effet que la chanson commençant par le vers « Plaignez un vieillard éperdu… » se chante sur le même air que « Vous m’ordonnez de la brûler… » qui, d’après la page 51 de la Table, est donné page 277 du livre et porte le numéro 645. On pourra trouver une interprétation approximative de ce timbre sur Wikipédia.

       Si Le 10 thermidor, ou la mort de Robespierre s’adresse au peuple, la chanson « Défenseurs de la liberté… » a pour auditoire privilégié les soldats des armées de la République que le premier vers interpelle. Comme le 10 thermidor, cette chanson anonyme n’est pas datée, mais son contenu fait penser qu’elle a été composée dans les mois où s’organisait la Conjuration des Égaux. Elle a manifestement pour objectif de les rallier au projet. Dans les premières strophes, l’interprète de la chanson s’exprime avec le pronom « nous » qui représente non seulement le peuple mais précisément le peuple parisien, ainsi que l’indique le mot « cité » désignant la capitale au vers suivant. Les trois premières strophes rappellent les victoires des soldats de la République contre les ennemis coalisés et expriment la crainte des Parisiens qu’ils aient été appelés à Paris pour les soumettre. Grâce à une anaphore (« On dit que nous voulons un roi… » et « On dit que nous ne voulons pas / De gouvernement stable… ») les deuxième et troisième strophes présentent le peuple parisien comme victime de calomnies et formulent les idéaux véritables du peuple parisien : la liberté, l’égalité et le « bonheur commun », selon une expression de Robespierre chère à Babeuf. Parallèlement, ces strophes dénoncent les « magistrats » qui ont « vendu mille fois » la République. La quatrième strophe et le début de la cinquième strophe, plus pathétiques, pressent les soldats de refuser de prendre part à un massacre des Parisiens. Ce n’est que dans les quatre derniers vers de la dernière strophe que Saint-Just est évoqué. L’auteur de la chanson recourt à une prosopopée : la figure de Saint-Just est convoqués par-delà la mort pour ordonner aux soldats « de sauver la patrie ». Dans le contexte de la Conjuration des Égaux, ce salut consiste implicitement dans un ralliement des soldats au mouvement babouviste contre le Directoire [11]. Ce dernier vers constitue ainsi un tournant dans la chanson qui, auparavant, appelait seulement les soldats à fraterniser. Il est d’autant plus remarquable qu’il soit placé, de façon posthume, dans la bouche de Saint-Just.

            Dans les deux chansons babouvistes, Saint-Just, est d’abord défini par une épithète qui est presque une épithète homérique : « brave Saint-Just ». La manière dont elles l’évoquent révèle quel souvenir le jeune Conventionnel avait laissé dans l’imaginaire révolutionnaire de l’an IV. Pour l’auditoire populaire à qui les interprètes s’adressent, Saint-Just est d’abord le représentant du peuple en mission aux armées qui contribua aux victoires de l’an II. Son nom est caractérisé par l’adjectif « brave » qui insiste sur le courage dont il fit preuve sur le champ de bataille, courage qui est attesté notamment par un autre Conventionnel en mission, Marc Antoine Baudot. Cette place dans l’imaginaire révolutionnaire de 1796 explique que Saint-Just fasse fonction de figure d’autorité lorsque la chanson « Défenseurs de la liberté… » lui prête le bref discours final aux soldats : « Courageux soldats, il est temps / De sauver la patrie ». Ce discours, notons-le, ne fut pas véritablement tenu par Saint-Just ; mais les mots « il est temps » reviennent assez souvent dans ses discours, l’expression « sauver la patrie » constituant pour sa part un lieu commun de la langue révolutionnaire. Les deux derniers vers de « Défenseurs de la liberté… » sont précédés d’un petit récit introductif dans lequel l’interprète affirme : « Du brave Saint-Just expirant / J’entends la voix qui crie. » Passant par-dessus la maladresse de ces vers (on imagine mal qu’un individu « crie » une phrase en rendant son dernier souffle), on observe que la fin de cette chanson superpose en quelque sorte deux époques : le 10 thermidor an II et l’époque de composition et d’interprétation de la chanson, c’est-à-dire l’an IV. Ce télescopage temporel a pour but de produire sur les esprits un effet saisissant qui m’a paru, en effet, assez réussi.

      Terminons avec Le 10 thermidor, ou la mort de Robespierre. De manière plus attendue pour un lecteur contemporain, la chanson insiste non sur la seule bravoure de Saint-Just mais aussi sur sa vertu. De même que Couthon, Saint-Just eut « les vertus sublimes » de « Scévola, de Socrate et Caton », des hommes de l’antiquité grecque et romaine réputés pour leur frugalité. Le nom propre « Caton » peut désigner Caton l’Ancien, qui attaqua le luxe qui commençait à s’imposer à Rome au deuxième siècle avant J.-C., ou Caton d’Utique, célèbre pour son stoïcisme : il n’est pas rare que, sous la Révolution, le nom de Caton soit donné comme modèle de vertu sans précision sur son identité. Socrate est le philosophe célèbre, cité ici pour sa vie éloignée du faste. Quant au « Scévola » de la chanson, il s’agit du jeune héros des commencements de la République romaine Caius Mucius Scaevola qui, par son courage, sauva la Cité qu’affamait le siège de Porsenna. Il me semble qu’en raison de sa jeunesse, le rapprochement de Mucius Scaevola avec Saint-Just est plus justifié qu’avec Couthon. Quoi qu’il en soit, le fait que la vertu du jeune Conventionnel soit présentée comme une évidence par la chanson babouviste montre que les efforts de la propagande thermidorienne pour faire passer Saint-Just pour un homme faussement vertueux et un sybarite n’eurent guère de succès.



[1] On pourra à ce sujet lire en ligne l’article d’Hinrich Hudde, « L’air et les paroles. L’intertextualité dans les chansons de la Révolution ».

[2] Cité d’après Victor Barrucand, La vie véritable du citoyen Jean Rossignol, Paris, E. Plon, 1896, p. 321-322, en note. Les précisions sur le verre transparent abondamment utilisé dans ce bâtiment ont pour but de montrer que ce café ne pouvait servir de lieu de rendez-vous pour une conspiration.

[3] Ce fut lui qui trahit les Babouvistes en révélant à Carnot ce qu’il savait de la Conjuration des Égaux.

[5] Elle est, par exemple, reproduite aux pages 466-468 de l’article très intéressant de Robert Brécy, « La chanson babouviste ».

[6] Les première, quatrième et sixième strophes sont reproduites, sans mention de coupure, dans l’article de Robert Brécy « La chanson babouviste » (op. cit., p. 459). L’article de Hinrich Hudde (op. cit., p. 53-54) donne à lire les six premiers vers et les deux derniers vers de cette chanson.

[7] La version ancienne que je reprends provient du tome VI des Actes des Apôtres, page 159. Il en existe des différentes.

[8] Voir l’article cité à la note 1, à partir de la page 53.

[9] P. Caron, Les hymnes et chansons de la Révolution, op. cit., p. 587 (numéro 828).

[10] Ibidem (numéro 829).

[11] La page 288 de l’anthologie de textes de Gracchus Babeuf de Claude Mazauric (Babeuf, Paris, Messidor-Éditions sociales, 1998) revient de façon synthétique sur les tentatives des Babouvistes pour rallier l’armée à la Conjuration. Les pages suivantes de ce livre reproduisent un passage du n° 41 du Tribun du Peuple ayant plusieurs arguments en commun avec  la chanson « Défenseurs de la liberté… ».