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Saint-Just cavalier (2) : mise au point sur une promenade au bois de Boulogne

Parfois, lorsque je songe à Saint-Just, des informations me reviennent dont je ne sais quoi penser. Ces informations prenant le plus souvent la forme d’images me troublent car je ne parviens pas à trouver dans ma mémoire quelle est en l’origine : un document d’époque, le témoignage fiable d’un contemporain des événements révolutionnaires, ou bien une allégation vue dans un livre et que rien n’atteste ? Cette forme particulière de souvenir m’a conduite, il y a quelques mois, à chercher quel auteur avait indiqué que Saint-Just fit pousser sa moustache lors de sa première mission aux armées, puis à vérifier ce que valait un détail qui, après examen, s’est avéré n’être pas sans conséquence pour l’idée que ses biographes ont donnée de Saint-Just. On pourra consulter sur ce blog l’article que j’ai consacré à ce sujet.

Le souvenir qui dernièrement m’a retenue est une anecdote en rapport avec les journées tragiques qui entraînèrent l’exécution des Robespierristes : Saint-Just aurait été vu galopant au bois de Boulogne le matin du 9 Thermidor, quelques heures seulement avant de prononcer son discours pour la défense de Robespierre. Dans le présent article, je souhaite revenir aux sources de cette anecdote et montrer que, loin d’être sans enjeu, elle a été utilisée pour influencer le jugement porté sur Saint-Just et son action politique.

Que Saint-Just soit allé galoper au bois de Boulogne dans la matinée du 27 juillet 1794 est rapporté, sans indication de source, par Albert Ollivier dans sa biographie Saint-Just et la force des choses parue en 1954. C’est là, selon toute vraisemblance, que j’ai lu cette anecdote, mais une rapide recherche à l’aide de Google Livres montre qu’elle apparaît dans un assez grand nombre d’ouvrages et jusque dans les écrits que Marguerite Yourcenar a consacrés au jeune Conventionnel… La dernière publication à la rapporter est la récente biographie de Saint-Just par Antoine Boulant qui, toutefois, ne la mentionne que de manière hypothétique [1].

L’ouvrage ayant conduit Albert Ollivier et d’autres écrivains à juger que cette anecdote équestre était fiable semble être le livre de G. Lenotre intitulé Robespierre et la « Mère de Dieu » publié pour la première fois en 1926 et qui fut très lu en son temps, ainsi qu’en témoignent ses dix-sept rééditions. Dans ce livre à charge, Lenotre essaie de prouver que, loin de s’être conduits avec économie et sobriété comme on le leur accorde généralement, les hommes du Grand Comité avaient des habitudes de sybarites. Dans ce but, Lenotre se livre à une longue description du luxe supposé du mobilier du Comité de salut public qu’il achève par une énumération des voitures et chevaux dont il disposait : une voiture à quatre places, une berline et son attelage ainsi que neuf chevaux de selle, deux étant attribués à Couthon en raison de son infirmité. Neuf chevaux et deux voitures, dont une avec attelage, pour les onze membres du Comité paraissent excessifs à Lenotre qui aurait certainement préféré que ceux-ci prennent la malle-poste… Et l’écrivain de conclure son développement sur les dépenses à ses yeux condamnables du Comité : « La présence de cette cavalerie [comprendre : les chevaux et voitures] rend vraisemblable le bruit qui courut alors de leçons d’équitation prises en grand mystère par Robespierre, au parc Monceau, et dont le résultat ne fut pas encourageant. Saint-Just, on le sait par un rapport de police, était devenu cavalier et chevauchait quotidiennement au bois de Boulogne » [2]

              Ainsi, G. Lenotre paraît résoudre le problème que je soumettais dans mon précédent article : ce serait après son élection à la Convention et à force d’entraînement au bois de Boulogne que Saint-Just serait devenu un cavalier aguerri. Si, en ce qui concerne Robespierre, il reconnaît qu’il ne fait que se référer à un « bruit qui courut », Lenotre affirme que les chevauchées de Saint-Just nous sont connues grâce à « un rapport de police ». D’après une note, ce rapport serait reproduit à la page 24 du tome I du livre d’Alphonse Aulard Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire. Or, à consulter le livre d’Alphonse Aulard, on trouve que l’anecdote sur Saint-Just rapportée par Lenotre à une tout autre source, bien moins fiable, que celle qu’il prétendait : non un rapport de police, mais un article de journal diffusant les thèses que les Thermidoriens ont voulu faire courir sur leurs victimes après leur mort... Cette inadvertance [3] ne saurait d’ailleurs étonner de la part de Lenotre, écrivain prolifique d’ouvrages relevant de la « petite histoire » qui fourmillent d’erreurs.

              L’article reproduit par Aulard est extrait du Journal de Perlet en date du 20 thermidor an II (7 août 1794). Il est très vraisemblablement la source directe de l’anecdote biographique selon laquelle Saint-Just chevaucha au bois de Boulogne le matin du 9 thermidor an II [4]. Afin de saisir l’esprit dans lequel il a été rédigé, il mérite d’être cité un peu longuement :

« Le voile dont le tyran [comprendre : Robespierre] avait eu soin de couvrir sa vie privée se déchire insensiblement, et l’on découvre que cette austérité de mœurs, ce désintéressement dont il parlait sans cesse, lui étaient aussi étrangers que la vertu dont il professait à chaque instant le nom. On assure qu’il s’était emparé à Issy de la charmante maison de la ci-devant princesse de Chimay. C’est là que se tramaient les complots qui devaient anéantir la liberté ; c’est là qu’avec Hanriot [5], Saint-Just et plusieurs autres complices, se préparait la ruine du peuple, au milieu des orgies les plus bruyantes. […] C’est là qu’après des repas pour lesquels tout ce qu’il y avait dans le voisinage était en réquisition, le tyran se roulait sur l’herbe, feignait d’être agité de mouvements convulsifs et, en présence de la cour qui l’entourait, il faisait l’illuminé à la manière de Mahomet, pour en imposer aux imbéciles et s’accréditer davantage aux yeux des fripons.

              Couthon s’était aussi, dit-on, mis en possession d’une maison de campagne à Monceaux.  Il s’y faisait transporter souvent le soir. Pour se promener dans le jardin, il s’était fait une espèce toute particulière de selle, à cause de sa paralysie. Saint-Just avait de beaux chevaux en réquisition pour ses promenades du matin au bois de Boulogne ; il y en fit encore une le jour où il fut arrêté.

C’était tantôt à Issy, tantôt à Monceaux, que siégeait le triumvirat ; c’est là que se concertaient le massacre des patriotes et le triomphe de la tyrannie. »

Ainsi, la promenade que Saint-Just aurait faite le matin du 9 Thermidor au bois de Boulogne – il n’est d’ailleurs pas question dans le Journal de Perlet de chevauchée au galop – prend place dans un ensemble de calomnies typiques des jours et des semaines qui ont suivi le coup d’État de Thermidor [6]. Dans ces textes thermidoriens est mis en scène un Robespierre avide de pouvoir s’étant associé à Saint-Just et à Couthon en un « triumvirat » afin de se livrer à la débauche tout en conspirant contre la Révolution… L’auteur de l’article du Journal de Perlet ne croit d’ailleurs guère lui-même au récit qu’il entend propager, ainsi que le montrent les expressions on assure que (premier paragraphe) et dit-on (deuxième paragraphe).

              Lorsqu’ils forgent ces rumeurs, les thermidoriens poursuivent évidemment le but de noircir de manière posthume l’Incorruptible et ses amis auprès d’une opinion publique révolutionnaire qui leur était largement acquise. Que G. Lenotre les reprenne à son compte s’explique par ses préjugés et son manque d’esprit critique. Quant à Albert Ollivier et aux écrivains qui, après lui, ont propagé le récit d’un Saint-Just galopant au bois de Boulogne le matin du 9 Thermidor, ils n’entendaient de toute évidence pas dénigrer le jeune Conventionnel mais ils n’ont pas compris que ce qu’il prenait pour une charmante vignette pouvant embellir leurs récits avait été imaginé pour dénigrer Saint-Just. C’est que leur est restée obscure l’allusion au bois de Boulogne qui, loin d’être neutre, complète l’image de jeune homme avide de plaisirs que les thermidoriens voulaient donner de lui. Pour les contemporains des événements révolutionnaire, le bois de Boulogne est en effet le lieu où, sous l’Ancien Régime, les jeunes gens riches se rendaient de préférence pour exhiber leurs chevaux de prix. Un pamphlet anonyme [7] paru au début de la Révolution se moque ainsi des « petits-maîtres », c’est-à-dire des jeunes hommes élégants aux manières prétentieuses [8], qui « caracolent au bois de Boulogne ».

L’un de ces petits-maîtres apparaît dans une pièce de théâtre de 1790 du presque homonyme du Conventionnel Simon Pierre Mérard de Saint-Just dont il a déjà été question ici. Le baron de Vezac, car tel est le nom de ce personnage de petit-maître, y énonce son idée d’une existence à la fois délicieuse et bien remplie : après s’être levé fort tard, être « à cheval, et au bois de Boulogne, quand il fait beau, depuis quatre heures jusqu'à sept » puis, après avoir fait sa toilette en détail, se rendre à l'opéra, souper et enfin jouer toute la nuit à des jeux d’argent [9]. Un portrait du baron de Vezac est également donné au début de la pièce, qui permet d’imaginer à quoi ressemblaient, pour les contemporains, ces petits-maîtres : « Grand garçon bien fait, brun, au maintien noble, mais ayant dans la physionomie quelque chose d’un peu dur. Il est ardent dans ses amours, le cœur tendre, très vif et très ferme dans ses caresses : toute femme est frappée de sa bonne mine ».  Comme Saint-Just montait fort bien à cheval, qu’il était jeune et qu’il avait de belles manières, une certaine élégance vestimentaire et, d'après le témoignage de plusieurs femmes, un physique attrayant, ses ennemis ont jugé possible de faire de lui l’un de ces petits-maîtres que méprisait l’opinion publique.

En conclusion de cette mise au point, on peut affirmer que l’image de Saint-Just galopant le matin du 9 Thermidor pour se détendre avant d’engager le combat politique qui l’attendait est très certainement fausse. Les thermidoriens l’ont utilisée afin de présenter Saint-Just comme un homme faussement vertueux abusant de ses privilèges pour ses petits plaisirs, sur le modèle des odieux jeunes aristocrates de l’Ancien Régime. Quant aux biographes ayant colporté l’anecdote, ils ont repris en la croyant vraie une calomnie dont ils n’avaient saisi ni les sous-entendus ni l’intention polémique. Dans un précédent travail, j’avais étudié le processus qui a conduit les créateurs du jeu vidéo Assassin’s Creed Unity à ajouter foi à un autre mensonge dû aux ennemis – pour cette fois, royalistes – de Saint-Just : la calomnie selon laquelle il aurait porté un manteau taillé dans de la peau humaine. Refaire l’histoire de telles anecdotes permet de montrer comment des récits hostiles sur Saint-Just ou Robespierre ont fini, de livre en livre, par passer pour des vérités, faute de revenir aux documents originaux.

 



[1] « On ne saura jamais s’il [Saint-Just] rentra chez lui, s’il rejoignit Robespierre ou – prétendront certains – s’il enfourcha un cheval pour aller galoper dans le bois de Boulogne ».

[2] G. Lenotre, Robespierre et la « Mère de Dieu », Paris, Perrin, 1926, p. 268.

[3] Lenotre a manifestement fait une confusion avec le document cité précédemment par Aulard, qui est pour sa part un rapport de police.

[4] L’anecdote se trouve, rédigée en des termes identiques, dans le numéro DLXXXIV du 21 thermidor an II des Annales patriotiques et littéraires de la France, et affaires politiques de l'Europe, p. 2551. Le fait que ce numéro soit paru le lendemain de celui du Journal de Perlet que j’ai cité donne à penser que le journaliste des Annales patriotiques s’est contenté de recopier son confrère.

[5] Le général François Hanriot, qui mourut sur l’échafaud le 10 thermidor an II.

[6] On pourra par exemple lire les prétendues révélations que Barras fit à la Convention nationale dans sa séance du 27 thermidor an II (14 août 1794). Barras déclare notamment : « Ces satyres avaient, dans presque toutes les communes, des maisons de plaisance où ils s’abandonnaient à tous les excès. Il paraît que Robespierre s’était réservé Monceau ; Bagatelle était pour Couthon ; Saint-Just avait Le Raincy » (Archives parlementaires, tome 95, p. 68).

[7] État militaire des forces des Parisiens ou Plan de défense pour la ville de Paris en cas de siège, s. l., 1789, p. 6.

[8] Définition donnée par le Trésor de la langue française. L’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie française indique que le petit-maître est « jeune homme de Cour qui se distingue par un air avantageux, par un ton décisif, par des manières libres et étourdies » et donne comme exemples d’emplois : « C’est un petit-maître. Il fait le petit-maître. »

[9] L’Esprit des mœurs au dix-huitième siècle ou La Petite-Maison, s. l. n. d., 1790, p. 60 (acte II, scène 8).