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Sur une œuvre de la Fondation Cartier et quelques monuments en hommage à Saint-Just

Comme je terminais mon précédent billet sur les œuvres de Ian Hamilton Finlay inspirées par Saint-Just exposées en Ecosse, je me suis demandé quels lieux parisiens présentaient de façon permanente des œuvres d’art figurant Saint-Just ou lui rendant hommage. Le premier qui m’est venu à l’esprit est bien sûr le musée Carnavalet qui, depuis sa réouverture en mai 2021, donne à voir le beau pastel de Saint-Just par Angélique Louise Verrier-Maillard, le seul portrait de Saint-Just fait de son vivant dont l’authenticité est certaine depuis que Catherine Gosselin et Louise Tuil ont consacré une étude fouillée à son histoire. Avant la réouverture du musée Carnavalet, ce portrait était conservé dans ses réserves, de même que le petit dessin à l’encre d’une tête masculine juvénile désormais présenté à côté de lui. Dans un article publié en août 2021 sur ce blog, j’ai montré qu’il s’agit vraisemblablement d’un autoportrait de Saint-Just, le seul que nous connaissions, ce qui rend ce dessin particulièrement poignant.

Un autre portrait de Saint-Just, posthume celui-là, est exposé au Petit Palais, dans une salle du rez-de-chaussée de ce musée. Il s’agit d’une version du buste de Saint-Just que David d’Angers a réalisé en 1848, à une époque où les grands acteurs de la Révolution française bénéficiaient d’un intérêt renouvelé. Comme on le sait, ce buste qui idéalise les traits du jeune révolutionnaire fut sculpté par David d’Angers en s’inspirant du portrait par Angélique Louise Verrier-Maillard que lui avait prêté Elisabeth Le Bas, la veuve de l’ami de Saint-Just. D’après la fiche du musée, le buste de Saint-Just est entré dans les collections de la Ville de Paris en 1882, avant la construction du Petit Palais. Il offre la particularité d’être en marbre alors que les autres exemplaires du buste ont été réalisés en bronze. Lorsque je l’ai vu, il y a quelques années, il m’avait fait l’impression d’être d’excellente facture.

Je ne connais pas d’autre portrait de Saint-Just qui soit exposé à Paris de manière pérenne. Mais le jardin de la Fondation Cartier pour l’art contemporain abrite une œuvre de Ian Hamilton Finlay qui concerne Saint-Just. Réalisée en collaboration avec Sue Finlay et Nicholas Sloan, cette œuvre intitulée L’ordre présent est le désordre du futur (Saint-Just) est un ensemble monumental [1] constitué de neuf blocs de pierre grossièrement équarris disposés sur quatre lignes, chaque bloc étant gravé de l’un des mots de la phrase qui a donné son nom à l’œuvre, les deux derniers portant le nom de Saint-Just. L’ordre présent est le désordre du futur a été réalisé en 1987 pour la Fondation Cartier à l’occasion de l’exposition Ian Hamilton Finlay, poursuites révolutionnaires dont un aperçu est donné ici. Deux des photographies publiées sur la page montrent que, lors de l’exposition de 1987, cette œuvre de Finlay ne se trouvait pas en extérieur mais dans une salle du bâtiment de la Fondation Cartier, alors installée à Jouy-en-Josas. Ce n’est qu’après le déménagement en 1994 de la Fondation à Paris boulevard Rapsail que l’œuvre a été installée dans le petit jardin entourant le bâtiment de Jean Nouvel qu’a conçu l’artiste Lothar Baumgarten. Cette page donne un aperçu de l’œuvre dans son contexte actuel (elle est bien visible au premier plan sur la deuxième photographie).

L’ordre présent est le désordre du futur peut être considéré comme une variante d’une autre œuvre de Ian Hamilton Finlay réalisée quatre ans plus tôt pour une exposition Londres [2] et qui se trouve désormais en Écosse à Little Sparta : The Present Order is The Disorder of The Future – Saint-Just. Je ne reprendrai pas ce que j’ai écrit sur cette œuvre dans mon précédent article auquel je me permets de renvoyer le lecteur. Cet article du journal The Independent en donne par ailleurs une interprétation que j’ai trouvée pertinente. On notera toutefois que, contrairement à ce qu’indique le journaliste, la sentence « L’ordre présent est le désordre du futur » n’est pas de Saint-Just [3] : elle a été forgée par Finlay à partir d’une phrase de son discours du 28 janvier 1793 dirigée contre la désorganisation au sein du gouvernement (« L'ordre présent est le désordre mis en lois »).

Ian Hamilton Finlay tenait tout particulièrement à cette œuvre monumentale dont il a donné six versions, chacune dans une langue différente [4]. Par ordre de réalisation, il s’agit de : The Present Order is the Order of the Future – Saint-Just (1983, Little Sparta) ; de De huidige orde is de wanorde van de toekomst (Saint-Just) qui date de 1986 et qui a été installé aux Pays-Bas, dans le jardin du musée Van Abbe (Van Abbemuseum) d’Eindhoven ; de L’ordre présent est le désordre du futur (Saint-Just) réalisé en 1987 pour la Fondation Cartier ; de L'ordine del presente è il disordine del futuro – Saint-Just (1988) exposé aux États-Unis, au Cheekwood Botanical Garden and Museum of Art de Nashville ; de Huius Seculi Constantia Atque Ordo Inconstantia Post Eritatis A St.-J. sculpté en 1990 et exposé depuis 2020 dans le Park Dräi Eechelen près du Mudam [5], le musée d’art moderne de la ville de Luxembourg ; enfin, de L’ordre d’avui és el desordre de demà (Saint-Just) que Finlay réalisa en 1999 pour être placé à Barcelone dans le Parc del Carmel qui jouxte le parc Güell. Cette dernière œuvre était une commande de la municipalité de Barcelone, ce qui a permis que l’œuvre soit installée à un emplacement voulu par Finlay. Le sculpteur Peter Coates, qui fut chargé de sa réalisation [6], propose sur son site plusieurs photographies qui rendent compte de l’impression que l’œuvre produit in situ, devant un panorama embrassant toute la ville jusqu’à la mer. On notera que, sur ces six œuvres, seules celles de Little Sparta et de Barcelone ont été installées dans des sites que Ian Hamilton Finlay a choisis. Or, dans les deux cas leur emplacement est en hauteur, comme si cette position surplombante permettait, conformément au sens de l’aphorisme attribué à Saint-Just, de mieux « voir » l’ordre présent du monde et même, de façon prophétique, ce que sera l’avenir.

Ian Hamilton Finlay a eu soin de traduire le texte «The Present Order is The Disorder of The Future » dans la langue, ou l’une des langues, du pays où les œuvres seraient exposées : en néerlandais aux Pays-Bas, en français pour l’œuvre de la Fondation Cartier et en catalan pour celle Parc del Carmel à Barcelone. Les exceptions que sont l’œuvre en latin de Luxembourg et celle en italien de Nashville tiennent à ce qu’elles n’ont pas été conçues pour leurs lieux d’exposition actuels. La première, en effet, a appartenu à une ou plusieurs collections privées avant d’entrer dans les collections du Mudam. On peut supposer qu’il n’en fut pas différemment pour l’œuvre de Nashville qui ne fut acquise par le Cheekwood Botanical Garden and Museum qu’en 1997, neuf ans après sa création. De même, Finlay a fait réaliser chaque œuvre dans une pierre différente, extraite du pays auquel elle était destinée. Ainsi, la pierre utilisée pour The Present Order… est la pierre grise de l’île de Purbeck dans le Dorset, celle de L’ordre présent… un calcaire presque blanc assez abondant en France, et celle de L’ordre d’avui… le grès de Montjuïc couramment utilisé pour les constructions barcelonnaises. Selon le matériau choisi, l’effet produit est différent, plus majestueux ou plus dramatique, ainsi qu’il apparaît lorsqu’on regarde à la suite des photographies des six œuvres.

Peut-être aura-t-on également observé que l’œuvre monumentale de Barcelone se présente sous une forme particulière en ce que les mots composant son texte ne sont pas inscrits chacun sur un bloc, comme c’est le cas pour les autres œuvres, mais sur des pierres de plus petit format qui ont parfois dû être assemblées pour constituer un support suffisamment large pour l’inscription (« Saint- » a ainsi nécessité deux blocs, et « desordre » trois blocs). Cette facture particulière s’explique par la nature du matériau utilisé, Peter Coates indiquant sur son site que l’œuvre a été réalisée en réemployant la plinthe de soubassement d’une banque ayant été démolie. Il me semble probable que l’impression de regarder une ruine antique, que je trouve plus réussie pour le monument du Parc del Carmel que pour les autres versions de l’œuvre, pourrait tenir à ce qu’elle provient en effet d’un bâtiment détruit.

 Dans ses rapports de l’an II, Saint-Just a exprimé avec insistance le souhait que la Révolution s’étende à l’ensemble des pays de l’Europe et du monde. C’est le sens de la célèbre péroraison de son rapport du 13 ventôse an II : « Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre ; qu’il y propage l'amour des vertus et le bonheur. Le bonheur est une idée neuve en Europe ! » J’aime que The Present Order… que Ian Hamilton Finlay créa en hommage à Saint-Just, à qui était chère la dimension internationale de la Révolution, soit exposé dans six pays en des langues différentes et dans des lieux sinon ouverts librement à tous, du moins visitables pour le prix d’un ticket. En raison de l’injonction à agir qu’elles portent, ces œuvres n’auraient d’ailleurs guère leur place dans une collection privée fermée au public… Espérons par conséquent que le prochain déménagement de la Fondation Cartier au Louvre des antiquaires et la transformation de l’espace d’exposition qu’avait conçu Jean Nouvel en immeuble de bureaux ne rende pas impossible de voir en France L’ordre présent est le désordre du futur.



[1] D’après le site de la Fondation Cartier, le groupe sculpté mesure 9 mètres de long pour 3,5 mètres de large et 37 centimètres de haut (Finlay a précisé que les blocs pèsent en moyenne une tonne, comme le rapporte cet article en ligne. Si le site de la Fondation n’indique pas quelle pierre fut utilisée pour ce monument, j’ai trouvé sur la page du professionnel qui a restauré l’œuvre en 2015 que son matériau est un calcaire coquillier.

[2] Dans le cadre de l’exposition de 1983 « The Sculpture Show » organisée par deux galeries d’art londoniennes, la Hayward Gallery et la Serpentine Gallery, Ian Hamilton Finlay avait exposé cette œuvre dans le quartier de South Bank.

[3] Cette erreur est présente dans presque toutes les publications que j’ai consultées évoquant l’œuvre de Finlay, qu’elles soient en anglais ou en français (cf. par exemple l’article nécrologique du Monde).

[4] Le site de Little Sparta n’en mentionne curieusement que trois tandis que cet article de 2015 en connaît quatre (cf. la note 8 de l'article).

[5] Cette brochure disponible en ligne permet de localiser le monument sur la carte de la page 3 où il porte le numéro 21. Cette œuvre de Finlay appartenait auparavant au collectionneur Raymond J. Learsy.

[6] Sauf l’œuvre barcelonaise, réalisée par Peter Coates, et celle du Mudam pour laquelle Finlay a travaillé avec Annet Stirling, le collaborateur de Finlay pour cet ensemble d’œuvres fut Nicholas Sloan.