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Trois nouvelles lettres de Saint-Just au libraire Beuvin

La revue La Révolution française a publié dans son dernier numéro un passionnant article de Mathias Boussemart intitulé « Trois lettres inédites de Saint-Just sur l’Esprit de la Révolution (1791) ». Doctorant en histoire du droit, Mathias Boussemart a entrepris d’étudier la collection Portiez de l’Oise, du nom du Conventionnel ayant réuni ce vaste fonds révolutionnaire acquis en 1832 par la bibliothèque de l’Assemblée nationale. Beaucoup moins connus que les affiches de cette collection [1], les manuscrits réunis par Portiez de l’Oise furent versés en 1920 aux Archives nationales sans y faire l’objet d’un inventaire. C’est parmi ces manuscrits, dans une chemise portant les mots « Pièces diverses », que Mathias Boussemart a découvert trois lettres adressées par Saint-Just au libraire Beuvin qui avaient jusqu’ici échappé aux chercheurs [2].

Si ces lettres sont si intéressantes, c’est d’abord parce que la correspondance privée de Saint-Just a presque entièrement disparu : elle ne comporte que vingt-six lettres en comptant celles qui viennent d’être découvertes. Ces nouvelles lettres apportent ainsi un vif éclairage sur les projets mais aussi l’état d’esprit de Saint-Just durant la période qui va de la fin de l’année 1790 aux cinq premiers mois de l’année 1791. Elles le montrent travaillant d’arrache-pied à son livre Esprit de la Révolution et de la Constitution de France qui, espère-t-il, lui donnera une notoriété suffisante dans le département de l’Aisne pour être élu à la prochaine Assemblée. Ces lettres apportent ainsi des informations biographiques de premier ordre sur le réseau de libraires que connaît Saint-Just, les aides amicales et familiales sur lesquelles il peut compter, ou encore ses vains efforts, semble-t-il, pour devenir rédacteur d’un journal qu’il imagine « écrit avec feu et vérité, avec sagesse et énergie » et « alli[ant] un peu de sel et de malice mais sans aigreur ». Parmi les libraires qu’il cite dans ces lettres, deux méritent particulièrement de retenir l’attention.  Le premier est l’éditeur des Actes des Apôtres François-Charles Gattey que Saint-Just présente comme un individu méprisable (« un homme dont l’idée s’avilit tous les jours dans mon souvenir ») dont il a été la victime (« la duperie de Mr Gattey ») lorsqu’il publia son premier livre Organt [3]. Le second est le libraire noyonnais Jean-Frédéric-Alexis Devin lié d’amitié avec Gracchus Babeuf dont il publia le journal Le Correspondant picard à partir d’octobre 1790 : que Saint-Just cite ce libraire-imprimeur donne ainsi à penser qu’il n’a pu que connaître le journal de Babeuf. On ne manquera pas non plus de s’étonner de l’aveu que fait Saint-Just, dans l’une de ses lettres, « d’être inhabile à tout emploi ». Cette déclaration fait douter que le travail qu’il aurait effectué à Soissons en 1787-1789 comme clerc de procureur se soit bien passé.

Les trois lettres découvertes par Mathias Boussemart présentent un autre intérêt qui n’est pas moindre. Elles nous permettent en effet de voir comment Saint-Just a écrit son premier livre – le seul qu’il ait publié – en multipliant les additions et les corrections, mais aussi en donnant à son éditeur une « grande marge de manœuvre » [4]. Saint-Just laisse ainsi Beuvin non seulement choisir l’ordre précis des chapitres de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France mais encore ôter les passages inutiles et fondre à son gré les chapitres qu’il jugerait redondants. Le jeune révolutionnaire demande même au libraire de lui « propos[er] de nouvelles matières » et de lui signaler « tous les endroits de travers ou petites longueurs qu’il serait bon de corriger » dans son ouvrage. Nous voyons également dans ces lettres Saint-Just débattre avec Beuvin du titre à donner au livre et proposer successivement, en argumentant avec lui, Droit public et Révolution de France puis Droit public ou Esprit de la Révolution de France [5]. Comme je lisais ces lettres, j’ai pensé que je n’avais jamais connu auteur aussi complaisant avec son éditeur… Le charme particulier de cette partie de la correspondance de Saint-Just m’a d’ailleurs paru tenir à ce mélange de modestie et de fermeté, aussi d’énergie dépensée pour mener à bien un livre devant lui permettre de jouer un rôle dans la Révolution.

Mathias Boussemart a donné dans son article des transcriptions intégrales des trois lettres à Beuvin qu’il a découvertes. Ces transcriptions sont remarquablement exactes bien que, comme tous les manuscrits de Saint-Just, ces lettres soient difficiles à lire. Mathias Boussemart précise, à l’aide de schémas, comment le Conventionnel a plié chacun des feuillets pour isoler trois types de surface : l’un destiné au texte de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France ou aux corrections à y apporter ; un autre à la correspondance avec Beuvin ; et un troisième réservé au nom du libraire et à son adresse à Paris qui constitue en quelque sorte l’enveloppe. Il signale aussi deux graphies différentes selon la nature du texte de ces lettres. La graphie du texte de l’Esprit de la Révolution, écrit-il, est « d’une main assurée et régulière », tandis que les phrases qu’il adresse à son éditeur son « rédigées à la va-vite et souvent raturées » [6]. Il est possible d’être plus précis. En fait, la lettre du « 10 ou 11 mars 1790 » est entièrement de l’écriture rapide de Saint-Just, tandis que les deux lettres non datées ont deux scripteurs distincts. Dans la lettre que Mathias Boussemart a identifiée comme la plus ancienne (première lettre, du paragraphe 11 au paragraphe 32 de son article), seuls les paragraphes 28 à 32 et l’adresse de la lettre sont de la main de Saint-Just. De même, dans la dernière lettre (troisième lettre, du paragraphe 57 au paragraphe 89 de l’article), Saint-Just n’a écrit que les paragraphes 82 à 89 et l’adresse. Les débuts de ces deux lettres dans lesquels il propose le texte de nouveaux chapitres pour son livre ne sont donc pas de sa main, à l’exception de menues corrections comme, à la troisième ligne de la première lettre, la rature de « Jésus » et la correction « le » en interligne afin de remplacer « Jésus-Christ » par « le Christ ».

Ces passages allographes sont de l’écriture de Pierre Louis Victor Thuillier (1765-1794), l’ami intime de Saint-Just, comme on pourra le vérifier en comparant cette écriture avec celle des registres des délibérations de la municipalité de Blérancourt tenus par lui en sa qualité de secrétaire-greffier. D’autres textes de Saint-Just nous étant parvenus sont d’ailleurs de la main de Thuillier, par exemple les premières lignes du feuillet 40 du manuscrit NAF 24136 de la Bibliothèque nationale de France [7] : comme pour les deux lettres non datées de la collection Portiez de l’Oise, Thuillier paraît avoir été chargé par son ami de mettre au propre ses manuscrits, Saint-Just reprenant ensuite la plume pour noter la partie de son texte ne relevant pas de la copie. En 1791 comme en 1794, Saint-Just a ainsi employé ponctuellement comme secrétaire son ami Thuillier dont l’écriture est facile à lire : Bernard Vinot rappelle d’ailleurs que le 7 mai 1794, lorsque le Comité de sûreté générale rappela Thuillier à Paris, celui-ci était présenté comme le « secrétaire des représentants du peuple Saint-Just et Le Bas » [8].

Ce rôle de secrétaire consistait donc à mettre au net certains manuscrits. Mais il est également possible que Thuillier ait parfois écrit des phrases dictées par Saint-Just. Cette recherche sur les différentes graphies des lettres à Beuvin m’a en effet amenée à examiner de plus près l’intrigante écriture allographe du feuillet 23 du Projet d’institutions. Dans mon étude de la phrase commençant par « Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle », j’avais indiqué que la dernière phrase de ce feuillet (« Lorsque la politique humaine attache sa chaîne aux pieds d’un homme libre qu’elle fait esclave au mépris de la nature et du droit de cité, la justice éternelle rive l’autre bout au cou du tyran ») n’est pas de l’écriture de Saint-Just sans proposer d’attribution. La parenté de cette graphie avec les textes de l’écriture de Thuillier ne m’avait pas sauté aux yeux, cette phrase du feuillet 23 étant d’une écriture nettement plus petite que celle de ses autres manuscrits, mais un examen plus approfondi a prouvé qu’elle était de la main de Thuillier [9].

  L’aspect matériel ainsi que le contenu des lettres à Beuvin de la collection Portiez de l’Oise montrent que Saint-Just n’hésitait pas, pour rédiger ses textes, à faire appel à ses amis et connaissances, en demandant aux uns de mettre au propre ses textes et aux autres de les amender par la suppression de passages inutiles ou la réorganisation de paragraphes. En se faisant aider de la sorte, le futur Conventionnel cherchait manifestement à ce que ses idées soient diffusées le plus rapidement et le plus efficacement possible : qu’il se plaigne avec vivacité du retard pris par Beuvin dans la publication de son livre s’explique d’autant mieux. Toutefois, on notera que dans cette organisation du travail d’écriture Saint-Just ne délègue pas entièrement à Beuvin le soin d’améliorer son livre. La deuxième lettre de la collection Portiez de l’Oise, en particulier, montre le temps que Saint-Just a passé à relire l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France, modifiant les titres et contenus des chapitres ou encore corrigeant les coquilles. Il m’a également semblé que la phrase de la dernière lettre « Je vous prie de ne point épargner de peine à coaliser les chapitres divers et les matières, et à arranger tout suivant l’ordre et la division des livres [10] » signifie que, tout en encourageant Beuvin à réorganiser les chapitres de chacune des parties (les « livres ») de son ouvrage, Saint-Just lui demande de ne pas bouleverser sa division en cinq parties.

Mathias Boussemart a signalé sans les reproduire les deux lettres au libraire Beuvin que Charles Vellay publia pour la première fois en 1910 à partir non des originaux mais d’une copie ancienne [11]. Ces cinq lettres à Beuvin constituant un ensemble homogène qui concerne la publication de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France, il m’a paru nécessaire de les reproduire à la suite en proposant un ordre de rédaction. Seules deux de ces lettres sont en effet datées : la lettre du 18 février 1791 publiée par Charles Vellay et celle éditée par Mathias Boussemart où la signature de Saint-Just est suivie des mots « à Blérancourt ce 10 ou 11 mars 1794 », le jeune révolutionnaire n’ayant pas eu la possibilité ou vu l’intérêt de vérifier la date. L’autre lettre répertoriée par Vellay (« Je suis tombé, Monsieur, de mon haut… ») est également datable de façon assez précise à partir du passage dans lequel Saint-Just déclare être âgé, au moment où il l’écrit, de « vingt-trois ans, cinq mois et quelques jours » : sa lettre est donc de peu postérieure au 25 janvier 1791, et est datable de fin janvier ou tout début février 1791.

Restent à voir quand furent écrites les deux lettres restantes. Mathias Boussemart a pensé que celles dont on lui doit la découverte pourraient « immédiatement succéder » [12] aux deux lettres publiées par Charles Vellay. Le contenu de la lettre commençant par « Je crois que je n’en finirai plus… » conduit en effet à juger qu’elle est la dernière des cinq nous étant parvenues car elle est la seule dans laquelle Saint-Just présente l’impression de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France comme presque achevée (« Je vois avec plaisir que nous touchons à notre fin »). La référence à Villain Daubigny (« Vous pourriez les remettre à l’hôtel de la Guerre à celui que je vous ai déjà indiqué ») montre également que la missive a été écrite après celle du 10 ou 11 mars 1791. Peut-on être plus précis ? La parution de l’ouvrage de Saint-Just étant annoncée dans un journal le 6 juin 1791, cette lettre a dû être écrite entre avril et mi-mai 1791, plutôt à la fin de cette période si on se fie à la vitesse d’impression qu'indique Saint-Just [13].

La datation la plus probable pour la dernière des trois lettres découvertes par Mathias Boussemart, celles dont les premiers mots sont « Voici, Monsieur, deux chapitres… », est le second trimestre 1790. La datation que je propose s’appuie sur des raisons de deux ordres. D’abord, sur le fait que les deux chapitres que Saint-Just mentionne dans sa lettre comme étant déjà entre les mains de Beuvin (« Du culte et du sacerdoce » et « De l’armée de ligne ») ont connu des modifications conséquentes [14] entre le moment où il écrit au libraire et la publication de l’Esprit de la Révolution…  fin mai ou début juin 1791 : l’importance des changements apportés ultérieurement à ces chapitres tend ainsi à faire penser que cette lettre fut rédigée relativement tôt. Surtout, il m’a paru que le ton de la lettre montrait de la part de Saint-Just une proximité avec Beuvin beaucoup moins forte qu’elle ne l’est dans les quatre autres lettres. On ne retrouve en effet dans cette lettre ni les phrases exaltées (comme « Faites tout ce que vous pourrez, j’en ferai autant pour vous, et à jamais »), ni les tournures manifestant une certaine familiarité (par exemple, l’apostrophe « Paresseux, où sont vos promesses » ou l’insistant « […] annoncez-lui mon livre. N’y manquez pas ») que comportent les autres missives. De même, sa formule de politesse se limite à un peu chaleureux « Je vous souhaite le bonjour » qui contraste avec les formules de salutation des autres lettres « Tout à vous » ou « Adieu, portez-vous bien ». Ce changement dans la nature de la relation entre les deux hommes paraît dater de la lettre de fin janvier-début février 1791 dans laquelle Saint-Just a réagi de manière très amicale aux difficultés financières de Beuvin. Ces deux raisons m’ont fait juger que cette lettre fut écrite au cours du second semestre de l’année 1790 et, plutôt, à la fin de cette période, puisque l’ouvrage de Saint-Just paraît déjà bien avancé.

            On trouvera sur cette page une édition annotée des cinq lettres de Saint-Just à Beuvin qui constitue la première version de l’édition que je donnerai de cette correspondance dans les Œuvres complètes de Saint-Just. Dans cette édition, j’ai fait le choix de ne conserver que la partie proprement épistolaire des trois lettres de la collection Portiez de l’Oise. En effet, ce n’est en quelque sorte qu’accidentellement, parce que Saint-Just a voulu économiser sur les frais de port, que les mêmes feuillets portent à la fois sa correspondance et le texte de son essai politique. Conserver dans la partie « Correspondance » des Œuvres de Saint-Just des morceaux de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France relèverait d’une approche inutilement sacralisante des manuscrits qui aurait pour conséquence de nuire à la lisibilité de ces lettres. Les pages dans lesquelles Saint-Just apporte des modifications au texte de son livre acquerront d’ailleurs toute leur valeur à être éditées à la suite du texte de l’Esprit de la Révolution de 1791 en donnant une importance particulière aux passages inédits.

 


[1] Pierre Caron, dans son Manuel pratique pour l’étude de la Révolution française (Paris, A. et J. Picard, 1947), ne les mentionne pas. Il écrit en effet que la collection Portiez de l'Oise « se compose de plus de 20 000 documents imprimés de l'époque de la Révolution, répartis en 465 volumes ou recueils, et accompagnés d'un catalogue alphabétique en 18 volumes in-4 » que complète une série intitulée affaires du temps, une collection de journaux et un fonds de trois mille affiches (p. 189).

[2] On se demandera comment Portiez de l’Oise a obtenu ces lettres de Saint-Just. Doit-on supposer qu’il les a acquises auprès de Beuvin ? Les autres manuscrits de la collection Portiez de l’Oise pourraient permettre de comprendre comment celui-ci l’a constituée, et donc donner des indications à ce sujet.

[3] Claire Ciotti indique dans son Saint-Just, d’après « une note attribuée à Courtois » (sans autre précision), que cette duperie aurait consisté à tirer mille quatre cents exemplaires du livre au lieu des mille deux cents prévus puis d’avoir vendu ceux-ci sans partager les profits. Cette assertion semble confirmée par le fait que furent vendus en 1792, certainement par cet éditeur, des exemplaires de l’édition d’Organt de 1789 dotés d’une nouvelle couverture portant Mes Passe-Tems ou le Nouvel Organt de 1793, poème lubrique en XX chants ; par un député de la Convention nationale

[4] Mathieu Boussemart, op. cit., septième paragraphe.

[5] Le titre définitif de l’ouvrage, Esprit de la Révolution et de la Constitution de France, est une variante de ce dernier titre où la notion de « Constitution » a remplacé celle, proche, de « Droit public ».

[6] Op. cit., neuvième paragraphe.

[7] Il s’agit du recueil contenant le manuscrit du Projet d’institutions de Saint-Just.

[8] Bernard Vinot, Saint-Just, Paris, Fayard, 1985, p. 302.

[9] La graphie des « P » et « C » majuscules tracés par Thuillier, en particulier, est remarquable, de même que la forme de ses « x » finaux. Thuillier a noté en caractères moins gros qu’il en a l’habitude la phrase du feuillet 23 du Projet d’institutions parce qu’il écrivait à la suite de Saint-Just dont l’écriture est très petite.

[10] Le soulignement est de Saint-Just.

[11] Charles Vellay, « Lettres inédites de Saint-Just (1791-1794) », Revue historique de la Révolution française, n° 4, octobre-décembre 1910, p. 481-487. Ces copies de deux lettres à Beuvin sont réunies avec les copies de trois autres missives sous le titre Lettres de Saint-Just provenant d’un amateur de documents historiques. Elles sont désormais conservées au musée franco-américain du château de Blérancourt : on les trouvera sur le site de l’agence photographique de la Réunion des Musées Nationaux. 

[12] Op. cit., paragraphe 5.

[13] On lit dans la lettre du 18 février 1791 « Avec quatre feuilles par semaine comme vous me l’annonciez, vous devriez avoir fini [l’impression du livre] ». Au format in‑8° qui est celui de l’Esprit de la Révolution…, une feuille correspond à seize pages. Or, au moment où Saint-Just écrit cette lettre, il reste au minimum à imprimer les pages à partir du chapitre III, 12 dont Saint-Just envoie le manuscrit dans sa lettre, soit au moins 104 pages qui à elles seules exigent une semaine et demie de travail de l'imprimeur.

[14] Le premier change de titre, tandis que le second disparaît ou bien est déplacé de la partie III à la partie V en adoptant un nouveau titre (voir les notes 4 et 5 de mon édition des lettres).