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Hypothèses sur un tableau attribué à Charles Jalabert et un autre portrait inconnu de Saint-Just

Un antiquaire de Limoges vend en ce début d’année une peinture à l’huile représentant Saint-Just d’assez jolie facture. Ce tableau inconnu des spécialistes est de toute évidence une copie du portrait au pastel qu’Angélique Louise Verrier-Maillard fit du révolutionnaire lorsqu’il siégeait à la Convention. Le portrait est daté de 1847 et signé, mais la signature n’est pas aisée à déchiffrer. Elle pourrait être celle de l’artiste nîmois Charles Jalabert (1818-1901) qui étudia dans l’atelier du peintre d’histoire Paul Delaroche puis, après un séjour à Rome, revint en 1847 à Paris où il devint un portraitiste en vogue [1]. L’année de réalisation du portrait de Saint-Just est compatible avec une attribution à Charles Jalabert qui, à cette date, était au début de sa carrière de peintre et donc susceptible d’accepter un travail de copiste. Durant cette période de sa vie, Jalabert fit des copies des œuvres d’autres artistes,  ainsi que le montre celle qu’il fit en 1852 d’un tableau de Jean-Baptiste Isabey.

       Ce qui m’a paru particulièrement intéressant dans ce tableau est la date à laquelle il fut peint. Je me suis demandé qui, en 1847, pouvait vouloir posséder un portrait de Saint-Just et savoir également où Elisabeth Le Bas, la propriétaire du pastel de Verrier-Maillard, logeait. Alphonse de Lamartine et Jules Michelet virent le pastel chez Elisabeth Le Bas mais rien n’indique que l’un d’eux en ait possédé une copie. Malgré les pages favorables qu’ils ont pu écrire sur Saint-Just, ils n’étaient d’ailleurs pas du nombre de ses admirateurs. Mais si Lamartine et Michelet rencontrèrent Elisabeth Le Bas dans l’intention de se documenter pour leurs livres, c’est par admiration pour Saint-Just et pour lui rendre hommage que le sculpteur David d’Angers rendit visite à ce témoin de la Révolution.

Pierre-Jean David, dit David d’Angers, est fameux pour les quelques six cents médaillons d’hommes et de femmes célèbres qu’il a réalisés. Après avoir fait couler en bronze les médaillons des célébrités de son époque, le sculpteur voulut représenter les principaux protagonistes de la Révolution. C’est pour cette série de portraits qu’en 1838 il sculpta le beau médaillon de Saint-Just que nous connaissons. David d’Angers était si intéressé par Saint-Just qu’en 1848 il lui consacra une deuxième œuvre, spectaculaire : un buste en marbre haut de soixante-dix centimètres que la Ville de Paris acheta après la mort du sculpteur et qui est aujourd’hui exposé au Petit-Palais.

David d’Angers n’a pas indiqué comment il réalisa le médaillon de Saint-Just [2] mais il a écrit dans ses carnets que, pour ce buste, Elisabeth Le Bas lui prêta le portrait qu’elle possédait. Le passage où il évoque ce prêt rapporte également la réaction de la veuve de Philippe Le Bas, qui avait bien connu Saint-Just, à la vue de l’œuvre achevée. Il mérite d’être reproduit en entier : « Madame Le Bas […] m’avait prêté un portrait fait au pastel d’après Saint-Just. Dès que son buste a été terminé, j’ai prié cette dame de venir le voir. Lorsqu’elle est entrée dans mon atelier, le souvenir du jeune représentant du peuple lui a arraché des larmes : "Pauvre jeune homme ! dit-elle ; il me semble encore le voir, appuyé contre le pied de mon lit où j’allaitais mon fils… Mon mari était près de lui. Ils causaient de choses bien graves, de l’armée dont il revenait" » [3].

Serait-ce à l’occasion du prêt par Elisabeth Le Bas à David d’Angers du portrait au pastel du jeune Conventionnel que sa copie à l’huile fut réalisée ? Le tableau attribué à Jalabert est daté de 1847 et David d’Angers acheva en 1848 le buste de Saint-Just, mais le numéro de L’Artiste du 24 janvier 1847 [4] nous apprend que la réalisation de cette grande sculpture fut longue puisqu’à la date de parution de la revue David d’Angers pensait bientôt l’avoir finie. Ainsi, pour sculpter son buste de Saint-Just d’après le pastel, David d’Angers aurait dû emprunter pendant plus d’un an à Elisabeth Le Bas un souvenir auquel la vieille dame tenait tout particulièrement. Ne peut-on dès lors supposer que c’est David d’Angers lui-même qui fit copier le pastel pour ne pas avoir à l’emprunter pendant de longs mois ?

Un passage de l’ouvrage Saint-Just et la Terreur d’Edouard Fleury paru en 1852 paraît corroborer cette hypothèse. Il s’agit d’une note dans laquelle Fleury énumère les portraits de Saint-Just dont il a eu connaissance mais, semble-t-il, sans en avoir vu aucun. Cette note est placée après la mention, dans le cours de son texte, du médaillon de Saint-Just par David d’Angers qu’il qualifie de « reproduction de pastels du temps » (sic). On lit : « Il doit en exister deux encore, tous deux originaux, si nous ne nous trompons, l’un à Blérancourt chez le fils de l’une des sœurs de Saint-Just, l’autre appartenant à M. David d’Angers. Peut-être la famille Le Bas possède-t-elle un troisième portrait de Saint-Just. Le portrait de Blérancourt représentait Saint-Just à l’âge de dix-huit ans, nous a-t-on dit, car nous ne l’avons pas vu nous-même » [5].

      Ce dernier portrait de Saint-Just est de toute évidence le pastel par Verrier-Maillard qui, en 1852, appartenait en effet à Elisabeth Le Bas. Le portrait qui à la même époque se trouvait chez un neveu de Saint-Just n’est pas si facile à identifier. Je pense qu’il ne fait qu’un avec le portrait au pastel que l’écrivain G. Lenotre vit à Blérancourt chez une petite-nièce du Conventionnel vers 1901 [6]. Un article de Madeleine-Anna Charmelot [7] indique que cette petite-nièce est Louise Augustine Emilienne Decaisne épouse Fouquet [8] (1834-1910). Elle était l’une des petites-filles de Louise de Saint-Just (1768-1857), la sœur du Conventionnel, et la fille de Napoléon Auguste Decaisne (1807-1892) : le neveu de Saint-Just évoqué par Lenotre serait ainsi Napoléon Auguste Decaisne qui transmit à ses deux enfants la majeure partie des objets ayant appartenu à Saint-Just, à ses parents ou à ses sœurs qui nous sont parvenus [9].

Qu’est devenu le portrait de Blérancourt ? Nul historien ne l’ayant vu depuis la visite que Lenotre rendit aux époux Fouquet, il est à craindre qu’il n’ait disparu dans la destruction de leur maison pendant la Première Guerre Mondiale [10]. Pour imaginer à quoi ressemblait ce portrait, nous ne pouvons donc nous fier qu’à Fleury, qui croyait savoir qu’il représentait Saint-Just à l’âge de dix-huit ans, et à Lenotre, selon qui il avait été figuré « cravaté de haut, les cheveux poudrés, l'air rêveur et attristé ». La description de Lenotre correspond si bien au portrait de Saint-Just du musée Carnavalet qu’on ne peut s’empêcher de se demander si celui de Blérancourt, qui selon Lenotre était un pastel, ne serait pas une copie du portrait par Verrier-Maillard, voire un second exemplaire réalisé par l’artiste pour la famille du Conventionnel. L’indication selon laquelle Saint-Just était âgé de dix-huit ans sur ce portrait n’est en effet pas décisive dans la mesure où Fleury ne la donne que par ouï-dire, Saint-Just paraissant d’ailleurs très jeune sur le pastel de Carnavalet. Il est en tout cas certain que Madeleine-Anna Charmelot se trompait lorsqu’elle pensait que ce portrait n’était autre que « celui du musée de Blérancourt sur lequel Saint-Just porte une cape ». Le portrait qu’elle désigne ainsi est le portrait à l’huile anonyme parfois appelé « portrait Jubinal » appartenant au musée Carnavalet : à l’époque où Madeleine-Anna Charmelot le vit, il était exposé au musée franco-américain de Blérancourt, ce qui lui a fait croire qu’il provenait de la famille de Saint-Just. Le « portrait Jubinal » est entré dans les collections de Carnavalet en 1883, en sorte qu’il ne pouvait vers 1901 appartenir à la petite-nièce de Saint-Just rencontrée par Lenotre.

Le portrait qui, selon Fleury, appartenait à David d’Angers ne peut pas non plus être identifié de façon certaine. Un faisceau d’indices me fait toutefois penser qu’il est fort possible qu’il soit le portrait à l’huile en vente à Limoges bien que le texte de Fleury semble le présenter comme un pastel [11]. Ces indices sont la date à laquelle le portrait a été peint (1847), qui concorde avec la période à laquelle David d’Angers sculpte son buste de Saint-Just ; le fait que David d’Angers pouvait fort aisément faire reproduire le pastel qu’il avait emprunté à Elisabeth Le Bas ; enfin, le témoignage indirect de Fleury selon qui le sculpteur possédait en 1852 un portrait de Saint-Just. Mon hypothèse est que la réalisation particulièrement longue de ce buste (au moins un an, et peut-être beaucoup plus) amena David d’Angers à rendre le portrait original à sa propriétaire et à le remplacer, pour achever son buste de Saint-Just, par un tableau confié à un jeune peintre parisien manquant de pratiques qui pourrait être Charles Jalabert.

On ne peut bien sûr exclure l’hypothèse d’après laquelle Fleury se soit trompé et que le portrait qu’il dit appartenir à David d’Angers soit en réalité le pastel que l'artiste avait emprunté à Elisabeth Le Bas. Toutefois, cette hypothèse suppose que Fleury ait été bien mal informé – plus mal informé, en tout cas, qu’il ne l’aurait été s’il avait cru que le portrait à l’huile de David d’Angers était un pastel. Il est en tout cas certain que c’est pendant que David d’Angers sculptait son buste de Saint-Just et que le portrait du jeune révolutionnaire par Verrier-Maillard était dans son atelier que fut peinte la copie à l’huile actuellement chez un antiquaire de Limoges.



[1] Cette page du site Internet de la Réunion des musées nationaux présente un échantillon de ses peintures parmi lesquelles on remarque plusieurs portraits princiers.

[2] Tout laisse à penser que le portrait au pastel par Verrier-Maillard lui servit de modèle.

[3] Souvenirs de David d’Angers sur ses contemporains, extraits de ses carnets de notes, édités par Léon Cerf, Paris, La Renaissance du livre, 1928, p. 143.

[4] « On sait que l’atelier de David d’Angers est un musée où rayonne toute l’histoire de la Révolution. Le grand artiste termine en ce moment un beau buste d’après un pastel (un pastel !) d’après nature » (L’Artiste. Revue de Paris, IVe livraison, tome VIII, p. 191 ; article de Charles Monselet intitulé « Le monde parisien »).

[5] Edouard Fleury, Saint-Just et la Terreur, Paris, Didier, 1852, tome I, p. 309.

[6] « Dans la maison qu'habite aujourd'hui, honorée et aimée de tous, la petite-nièce du Conventionnel, j'ai vécu quelques heures précieuses. Au mur sont des souvenirs de lui : sur une étagère un livre qu'il eut en prix, à Soissons ; une tête d'Antinoüs dessinée par lui ; son portrait au pastel, cravaté de haut, les cheveux poudrés, l'air rêveur et attristé » (G. Lenotre, Vieilles maisons, vieux papiers, Paris, Didier, 1901, p. 338-339). La « tête d’Antinoüs » est le dessin offert par le couple à Carnavalet en 1904. J’ai consacré à ce dessin un article dans lequel je montre que Saint-Just voulut avec ce croquis faire un autoportrait.

[7] « Autour de Saint-Just. Les habitants de Blérancourt en l’an IV », Annales historiques de la Révolution française, n° 155, janvier-mars 1959, p. 63-64.

[8] Louise Augustine Emilienne Decaisne avait épousé en 1857 Constant Cosme Alphonse Fouquet (1830-1907) qui réalisa le dessin de la Maison de Saint-Just signé « A. Fouquet de Caisne ».  1906 » et réunit une documentation sur les habitants de Blérancourt que M.-A. Charmelot utilisa pour son article (ibid., p. 63)

[9] Son fils Michel Auguste Decaisne (1837-1923) possédait en effet lui aussi plusieurs souvenirs familiaux, notamment l’écritoire de Louise de Saint-Just dont j’ai parlé dans cet article. 

[10] Le portrait à l’huile de la mère de Saint-Just fut en effet détruit par un bombardement ainsi que l’indiquent les fiches d’inventaire du musée franco-américain de Blérancourt pour les copies de ce portrait (numéros d’inventaire SJ 13 et SJ 13 bis).

[11] Le texte de la note est assez mal rédigé. Il n’indique pas explicitement que le portrait de David d’Angers est un pastel et oblige pour le comprendre à se rapporter au texte, ce qui fait douter de ce détail.