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À propos d’une miniature supposée de Saint-Just

Un commerçant autrichien vendant des objets d’art sur un site Internet bien connu propose actuellement un médaillon qui représenterait Saint-Just. Dans la mesure où les portraits du jeune Conventionnel sont très rares, j’ai jugé nécessaire d’examiner ce médaillon. Si, comme l’indique avec assurance le marchand, le jeune homme du portrait est effectivement Saint-Just, ce médaillon « inconnu des historiens » (je traduis la notice en anglais) serait une belle découverte justifiant son prix élevé.

La valeur d’une miniature du XVIIIe siècle dépend de trois facteurs : la qualité esthétique de sa réalisation, la notoriété de l’artiste mais aussi celle de la personne portraiturée. La facture de cette miniature n’a rien de remarquable, ainsi qu’on pourra en juger d’après ce document qui réunit les photographies fournies par le vendeur. Dans ce portrait de 6,8 sur 5,3 centimètres [1] peint à l’aquarelle, technique courante pour ce type de travail, l’artiste a manifestement eu pour but d’embellir son modèle comme le montre le traitement naïf des yeux. À l’exception des cheveux, qui pourraient montrer un début de calvitie, le portrait est conventionnel, et il ne donne nulle impression de vie. Le tracé du menton, lourdement cerné, et le rendu des cheveux à l’arrière de la tête qui paraissent avoir été repris pour en diminuer le volume [2] manifestent de surcroît une certaine maladresse de réalisation.

Le nom du peintre ayant réalisé la miniature ne saurait non plus justifier la somme qui en est demandée. D’après la mention apposée à gauche du portraitjacques xhenemont f. », « f. » étant mis pour le latin « fecit » qui signifie qu’il en est l’auteur), le miniaturiste est un artiste presque inconnu. Originaire de Liège, né et mort à des dates que nous ignorons, Jacques Xhenemont fut actif comme portraitiste et, selon une source, aussi comme peintre d’histoire entre 1782 et 1801. D’après des dictionnaires cités par le vendeur de la miniature et l’ouvrage Les peintres belges à Rome de 1700 à 1830 de Denis Coekelberghs [3], Jacques Xhenemont étudia en 1782-1783 au Collège liégeois de Rome où il fut l’élève de Pompeo Batoni. En 1786, il obtint le premier prix de dessin d’après nature du concours de l'Académie de Saint-Luc à Rome, ce qui lui valut une gratification de sa ville natale [4]. L’année suivante, il aurait rejoint Liège et fait partie de l’Académie royale des Beaux-Arts de cette ville. La seule information dont nous disposons sur ses activités postérieures est sa participation en 1801 au Salon de Paris avec une miniature représentant un personnage féminin. Xhenemont habitait Paris à cette date. On perd ensuite sa trace. Des peintures et dessins que Xhenemont réalisa au cours de sa carrière, il ne subsiste, outre le médaillon en vente, qu’une seule œuvre répertoriée, le dessin au crayon d’un homme en croix qui lui permit d’être lauréat en 1786 du concours de l’Académie de Saint Luc [5]. La carrière de Jacques Xhenemont, fort modeste, n’a donc laissé presque aucune trace dans l’histoire de la peinture.

Seul l’illustre modèle qu’il est censé avoir portraituré pourrait justifier que l’on s’intéresse à ce médaillon. Notons d’abord qu’aucune indication portée sur la miniature elle-même ou sur quelques cahiers où le peintre aurait dressé la liste de ses clients n’appuie l’identification du modèle à Saint-Just. Les informations données par le vendeur sur la provenance du portrait ne permettent pas non plus de considérer qu’il représenterait le célèbre Conventionnel, contrairement à ce qu’il en est pour le portrait de Saint-Just par Angélique Louise Verrier-Maillard conservé au musée Carnavalet : on nous indique seulement que son précédent propriétaire était un collectionneur viennois. Dès lors, pourquoi considérer que le jeune homme de la miniature serait Saint-Just ?

Le premier argument du commerçant est d’ordre géographique : Saint-Just ayant séjourné en Belgique en 1794 durant ses trois missions auprès de l’armée du Nord (du 23 janvier au 13 février, du 30 avril au 31 mai et du 10 au 28 juin 1794), il serait en effet possible que durant l’une de ces missions, malgré un emploi du temps très chargé, il eût souhaité faire réaliser son portrait par un peintre belge. L’argument, on le voit, est en soi très faible, d’autant plus que nous ignorons où Jacques Xhenemont exerçait son art durant le premier semestre de l’année 1794. À supposer que ce fût à Liège, on rappellera que les troupes françaises n’en chassèrent les Autrichiens que le 9 thermidor an II, en sorte que Saint-Just et Xhenemont n’ont pu s’y rencontrer.

Le second argument qu’avance le vendeur tient à la ressemblance physique qu’il croit apercevoir entre le personnage figuré sur la miniature et Saint-Just tel que le représentent deux portraits : celui du musée des Beaux-Arts de Lyon parfois attribué à Pierre-Paul Prud’hon et celui appartenant à une collection particulière qui fut longtemps présenté comme une œuvre de David. Le problème est que ces deux portraits de Saint-Just sont fort douteux pour être apparus très tardivement et n’avoir pas d’auteurs sûrs… En revanche, si l’on compare le personnage de la miniature au portrait de Saint-Just par Angélique Louise Verrier-Maillard, seul portrait réalisé avec certitude du vivant du Conventionnel, la ressemblance entre les deux hommes devient tout sauf évidente. Le visage de Saint-Just sur le pastel est en effet plus plein, le nez plus fort et plus arqué, l’implantation des cheveux plus basse, le menton plus fort et la bouche plus élégante. On ajoutera que les regards du pastel et de la miniature sont très différents, de même que le rendu des cheveux et celui de la carnation de la peau. Sur la miniature, les cheveux sont fins et le teint uniforme mais légèrement rosé au niveau des joues. Le pastel, au contraire, montre un jeune homme aux cheveux épais (un trait physique caractéristique de Saint-Just, selon ses contemporains) dont la coloration du visage n’est pas uniforme, le bas du visage étant nettement plus coloré que le front et le dessous des yeux dont les tons sont très pâles et presque bleutés. Surtout, on ne retrouve pas sur la miniature le grain de beauté que Saint-Just avait sur la joue gauche et qui est visible sur le pastel d’Angélique Louise Verrier-Maillard mais aussi sur un autoportrait dessiné par Saint-Just qui fut le sujet de l’un de mes précédents articles. L’homme sur la miniature et Saint-Just tel que nous le montre son portrait par Angélique Louise Verrier-Maillard sont ainsi trop dissemblables pour que le premier puisse être le jeune Conventionnel.

De façon générale, il est très hasardeux de décider qu’un portrait représente un révolutionnaire quand on ne dispose ni d’informations certaines sur sa provenance ni de documents prouvant que l’artiste auquel l’œuvre est attribuée le fit poser comme modèle. À défaut, le risque est grand de prendre pour un authentique portrait de Saint-Just, de Robespierre ou d’un autre acteur de la Révolution l’un des nombreux portraits d’inconnus de la période ou – autre écueil, encore plus dangereux – l’habile travail d’un faussaire…



[1] Les dimensions du médaillon avec le cadre sont de 8,6 sur 6,8 centimètres. Le matériau du support et celui du cadre ne sont pas indiqués.

[2] Cette modification grossière s'explique difficilement. On pourrait toutefois envisager qu’il s’agisse d’une retouche apportée au portrait dans un second temps pour mettre la coiffure au goût du jour après que le modèle en eut changé.

[3] Institut historique belge de Rome, 1976, p. 425.

[4] On trouvera la correspondance à ce sujet dans le quatrième Bulletin de la Société des bibliophiles liégeois (année 1888-1889, p. 293-296).

[5] Ce dessin, conservé dans cette Académie, n’est pas présenté sur son site Internet.