On ignore presque entièrement quelles furent l’enfance et l’adolescence de Saint‑Just. Les rares informations sur sa jeunesse que donnent ses biographies puisent toutes à la même source, le livre d’Edouard Fleury Saint-Just et la Terreur paru en 1852. Pour écrire son ouvrage, Fleury avait en effet recueilli à Blérancourt et à Soissons les témoignages des derniers vieillards à avoir connu Saint-Just. Mais les anecdotes que Fleury rapporte sont peu nombreuses et, surtout, laissent à qui les lit une impression de fausseté : c’est pourquoi les biographes du Conventionnel les ont accompagnées de gloses signalant leur caractère douteux.
Dans cet article, je reproduirai une source antérieure de quinze ans à l’ouvrage de Fleury qui apporte des renseignements inédits sur les années que Saint-Just passa au collège Saint-Nicolas de Soissons [1]. Nous verrons que c’est sous un jour très différent qu’elle présente cette période de la vie du futur Conventionnel qui fut cruciale pour la formation de sa personnalité.
Ces informations sur l’adolescence de Saint-Just se trouvent dans l’appendice de l’Histoire de Soissons, depuis les temps les plus reculés jusqu'à aujourd’hui [2] que Paul-L.-Jacob et Henri (ou Henry) Martin firent paraître en 1837. Intitulé « Soissons depuis 1789 », l’appendice a pour auteur Henri Martin. À ma connaissance, seuls deux dictionnaires avaient, avant 1837, donné un bref aperçu de la jeunesse de Saint-Just : la Biographie universelle, ancienne et moderne, qui note qu’il avait fait « d’assez bonnes études à Soissons » [3], et la Biographie universelle et portative des contemporains qui lui prête, quant à elle, de « brillantes études » [4]. Henri Martin serait donc le premier à avoir réuni et publié des témoignages sur la jeunesse de Saint-Just.
Henri Martin (1810-1883) n’est plus guère connu aujourd’hui que par l’avenue du 16e arrondissement de Paris portant son nom qu’un jeu de société a rendu célèbre. Cet historien signa de nombreux ouvrages, dont plusieurs écrits en collaboration avec Paul-L.-Jacob [5]. Il a en particulier publié une Histoire de France dont le succès ne fut pas moindre en son temps que celui de l’Histoire de France de Michelet et qui lui valut d’être élu à l’Académie française. Henri Martin eut aussi une carrière politique. Bien que vivant à Paris où il fut maire d’arrondissement, il fut successivement député (1871-1876) puis sénateur (1876-1883) du département de l’Aisne dont il était originaire, ses parents étant de Saint-Quentin. En tant qu’homme politique, H. Martin ne marqua guère son époque : la page qui lui est consacrée sur le site du Sénat montre qu’il ne prit presque pas la parole dans cette assemblée où, de surcroît, il intervint seulement sur des sujets secondaires [6]. La notice que L’Intransigeant de Rochefort [7] lui consacra à sa mort confirme cette impression d’un rôle politique « presque nul » sous la IIIe République. L’Intransigeant précise encore qu’il fut un « libéral des plus modérés [qui] protesta contre le mouvement populaire de 1871 et se rendit à Versailles ». L’intérêt pour Saint-Just de ce républicain aux idées conservatrices pourrait s’expliquer par les opinions plus avancées qu’il aurait eues dans sa jeunesse [8].
« Soissons depuis 1789 » comporte plusieurs passages sur Saint-Just [9]. Celui sur ses études au collège de Soissons se trouve aux pages 12-13 de l’appendice. Le voici :
« Louis Léon-Antoine de Saint-Just, né à Decize en Nivernais, mais établi avec sa famille à Blérancourt en Soissonnais, dès sa première enfance, avait cependant laissé de profonds souvenirs au collège de Soissons où il avait été élevé, et son enfance avait annoncé une destinée hors de la ligne commune. Grave, fier et rêveur, prenant peu de part aux jeux de ses condisciples, dont il se distinguait par ses manières hautaines et par sa mise recherchée autant que par sa précoce intelligence, il dominait les autres écoliers presque sans se mêler avec eux ; ses professeurs l'appelaient le foudre de guerre. Il portait alors sur la poésie ces facultés passionnées qui devaient bientôt prendre une autre direction et se répandre en torrents d'une farouche éloquence. Presque tous ses devoirs de collège étaient écrits en vers français ; mais, par une singularité assez étrange chez ce caractère sérieux et réfléchi, sa poésie tournait souvent au burlesque [10]. Un jour ses camarades écrivirent à sa place le nom de d’Assoucy : sa colère fut inexprimable.
Les souvenirs des hommes qui ont pu connaître ses premières années ne s'accordent pas sur ses inclinations : les uns disent qu’il se montrait bon et bienveillant ; les autres, qu'il avait le goût de la destruction et se plaisait à des jeux cruels ; les uns et les autres peuvent avoir raison ; ce fut une nature si complexe et si contradictoire que celle de Saint-Just ! On sait, du reste, combien la tradition orale s’altère vite, et combien l'on est porté, par une illusion assez générale, à refaire l’enfance des personnages célèbres d’après les actes de leur âge mûr. On raconte qu’à propos d’un thème sur la religion, un de ses régents, stupéfait de l'audace de ses idées et de l'éclat de son style, s'écria qu’Antoine de Saint-Just deviendrait un grand homme ou un grand criminel ! Quoi qu’il en soit, Saint-Just était plus craint qu’aimé de ses condisciples, et, durant son séjour au collège comme après son entrée dans le monde, son humeur susceptible et mal endurante lui valut mainte querelle : il ne parut pas s'en ressouvenir plus tard, lorsqu’il fut armé d'une si terrible puissance, lorsqu'il dirigea les plus impitoyables rigueurs du Comité de salut public, et il n’exerça aucune vengeance personnelle ».
On regrettera que Henri Martin n’ait pas jugé utile de préciser l’identité des anciens camarades de Saint-Just qu’il avait interrogés. Il n’a pas non plus indiqué le nombre de ces témoins : tout juste peut-on déduire du passage où il évoque leurs souvenirs divergents sur le jeune révolutionnaire (« les uns disent qu’il se montrait bon et bienveillant ; les autres, qu’il avait le goût de la destruction… ») qu’il rencontra au moins quatre anciens condisciples de Saint-Just, et vraisemblablement plus. Comme le montrent les lignes qui suivent ce passage, leurs souvenirs inconciliables ont gêné H. Martin qui suppose d’abord que Saint-Just aurait eu une personnalité « complexe » et « contradictoire » avant d’invoquer les incertitudes de la tradition orale puis de conclure sur la mansuétude du révolutionnaire parvenu au pouvoir qui, malgré sa possible cruauté, « n’exerça aucune vengeance personnelle ».
Ces pages dessinent un portrait psychologique du jeune Saint-Just qui aurait, selon H. Martin, « annoncé une destinée hors de la ligne commune ». Les témoignages qu’il a recueillis s’accordent d’abord sur sa « précoce intelligence ». L’expression « foudre de guerre » (« ses professeurs l’appelaient le foudre de guerre ») paraît elle aussi renvoyer à ses facultés intellectuelles remarquables. Car si l’expression signifie au XVIIIe siècle « général d’armée qui a remporté plusieurs victoires, et donné des preuves d’une valeur extraordinaire » [11], appliquée à l’adolescent qu’était alors le futur Conventionnel elle a plus vraisemblablement son sens moderne d’individu à l’intelligence exceptionnelle [12]. Ainsi, c’est dès ses études secondaires que Saint-Just s’est distingué par des aptitudes intellectuelles qui, après la Révolution, amenèrent plusieurs anciens Conventionnels à parler avec admiration de son « génie » [13].
Le goût de Saint-Just pour la réflexion ne se limitait pas aux travaux scolaires puisque, d’après ces témoignages, c’est au quotidien qu’il se montrait « réfléchi ». Ses anciens condisciples ont décrit son caractère comme « sérieux » et même « grave ». Le mot « rêveur » que H. Martin utilise aussi pour le jeune Saint-Just s’accorderait mal avec ce sérieux s’il avait le sens usuel aujourd’hui de caractère porté aux idées vagues : il signifie plus vraisemblablement ici qui aime à réfléchir, à méditer [14].
Le portrait du jeune Saint-Just donne encore l’impression d’un enfant solitaire qui participait rarement aux jeux de ses camarades [15] et même évitait leur compagnie car, écrit H. Martin, Saint-Just « dominait les autres écoliers presque sans se mêler à eux ». Cette phrase laisse penser que le jeune garçon aurait pu trouver ennuyeux ses camarades, et il est donc possible qu’à défaut de fréquenter ses condisciples, il ait recherché la compagnie des enseignants du collège de Soissons.
Son caractère réfléchi n’empêchait pas Saint-Just adolescent d’avoir un tempérament affirmé. H. Martin rapporte en effet qu’il était « fier » et ne supportait pas que ses camarades le prennent pour objet de raillerie. C’est ce que montre l’anecdote selon laquelle il entra dans une colère « inexprimable » après avoir été comparé au poète burlesque d’Assoucy. Charles Coypeau dit Dassoucy ou d’Assoucy (1605-1677) n’était certainement connu des écoliers du XVIIIe siècle que par les deux vers railleurs que lui consacre l’Art poétique de Boileau : « Le plus mauvais plaisant eut des approbateurs / Et jusqu'à Dassoucy, tout trouva des lecteurs » (chant I, vers 89-90). Cette anecdote ne suffirait pas, à elle seule, à faire de Saint-Just un jeune homme à l’« humeur susceptible et mal endurante » si H. Martin n'ajoutait qu’il eut avec ses condisciples « mainte querelle » [16]. Les provoquait-il ou répondait-il seulement aux attaques de ses camarades, comme lorsqu’ils se moquèrent de lui en le comparant à d’Assoucy ? H. Martin ne le dit pas mais indique en revanche que ses condisciples du collège de Soissons étaient impressionnés par ces mouvements de colère puisqu’il en était « craint ».
Ce portrait du jeune Saint-Just présente également un aperçu de ses idées et de ses goûts. Il nous apprend que le futur auteur d’Organt avait dès l’adolescence une passion pour la poésie qui, aux dires de ses anciens camarades, lui fit écrire « presque tous ses devoirs de collège en vers français ». H. Martin croit également savoir que sa veine poétique était fréquemment burlesque, ce que pourrait aussi indiquer la référence moqueuse à d’Assoucy. Concernant les idées du jeune Saint-Just, il m’a semblé que le curieux souvenir se rapportant à un thème latin sur la religion (« un de ses régents, stupéfait de l’audace de ses idées et de l’éclat de son style, s'écria qu'Antoine de Saint-Just deviendrait un grand homme ou un grand criminel ! ») pourrait, s’il est possible de lui donner foi, avoir quelque rapport avec ce qu’il affirmera en 1791 dans l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France : que « l’Évangile » ne doit pas être confondu avec « la glose des prêtres » dont cet ouvrage présente le pouvoir comme un « joug » pour « Dieu et la vérité » [17].
Il est heureux que cette description psychologique et intellectuelle du jeune Saint-Just s’accompagne d’un portrait physique qui, bien qu’ébauché, n’en est pas moins évocateur. H. Martin esquisse un Saint-Just adolescent se distinguant des autres jeunes gens de sa classe sociale par ses « manières hautaines » et sa « mise recherchée ». J’ai été curieuse de savoir en quoi pouvait consister des « manières hautaines » selon les normes du XVIIIe siècle. Le Cours de sciences sur des principes nouveaux et simples pour former le langage, le cœur et l’esprit de Claude Buffier paru une cinquantaine d’années plus tôt nous apprend que « les manières hautaines se montrent particulièrement dans le ton de la voix, dans le regard des yeux, dans le style du langage ». Si le regard et le langage hautains ne sont pas plus amplement décrits, l’ouvrage précise qu’un ton de voix hautain est « trop élevé » et qu’il est à proscrire « parce qu’il se ressent un air d’indépendance ou de supériorité » [18]. Que Saint-Just ait paru hautain est aussi ce que pensaient Paganel, qui lui trouvait un « regard dédaigneux », et Desmoulins qui se moqua en 1793 de l’impression de suffisance que, selon lui, donnaient sa démarche, sa posture et l’expression de son visage [19]. Le jugement porté sur l’apparence physique de Saint-Just paraît toutefois avoir été fort différent d’un individu à l’autre, durant la Révolution du moins, puisque le Conventionnel Barère, qui passait pour un modèle d’urbanité et de savoir-vivre, a considéré que son jeune collègue du Comité de salut public était « distingué de manières » [20].
Quant à l’indication sur la « mise recherchée » du jeune Saint-Just, elle est conforme à ce que nous savons de l’attention qu’il portait à sa toilette. Elle rappellera l’habillement « soigné » [21] que, selon ses contemporains, le Conventionnel portait. Pour ce que nous en connaissons par leur inventaire de l'an III et des témoignages, ses vêtements n’étaient pas particulièrement luxueux mais élégamment choisis et assortis dans des nuances claires ou bleues. En 1794, Saint-Just s’habillait de préférence avec une tenue composée d’un pantalon, d’une redingote et de bottes. S’il est assez improbable que Saint-Just ait été ainsi vêtu lorsqu’il étudiait au collège de Soissons, on doit supposer, d’après les souvenirs de ses anciens condisciples, que sa mère faisait des frais pour que ses vêtements soient mieux coupés et d’un meilleur tissu que ne l’étaient les leurs.
Comparons maintenant les pages de Saint-Just et la Terreur sur les années de collège du futur Conventionnel avec celles de l’appendice « Soissons depuis 1789 » que nous venons de commenter. Les deux textes présentent en effet tant de points de ressemblance qu’il est nécessaire de confronter le texte d’Edouard Fleury à celui de Henri Martin pour décider quels rapports la biographie de Saint-Just parue en 1852 entretient avec l’appendice de 1837.
On remarque d’abord que trois des cinq anecdotes sur les années de collège de Saint-Just rapportées par Edouard Fleury proviennent du travail de Henri Martin [22]. Les tournures « on a écrit » et « on mentionne encore » qu’emploie le biographe signalent explicitement qu’il les reproduit d’après une source écrite qu’il ne nomme pas mais qui est « Soissons depuis 1789 ». Des deux anecdotes que Fleury mentionne en plus de H. Martin, celle sur l’incendie du collège de Soissons est invraisemblable et même absurde puisque, comme l’a noté Bernard Vinot [23], Saint-Just acheva ses études dans l’établissement et qu’aucune archive ne mentionne son incendie. Fleury indique d’ailleurs, après avoir complaisamment rapporté cette anecdote, qu’il ne lui accorde aucun crédit.
Sur les années de collège de Saint-Just, l’auteur de Saint-Just et la Terreur rapporte donc une seule anecdote crédible et inédite. Elle porte sur les succès que le futur orateur de la Convention aurait eus dans l’exercice de l’amplification lors de ses études : « Il se faisait déjà remarquer dans ses amplifications, nous dit la même personne [un vieillard de Coucy-le-Château ayant été en rhétorique, notre actuelle classe de première, en même temps que Saint-Just]. C’était le plus habile dans ce genre de composition où se découvre la puissance future de la pensée, la rare qualité de l’initiative » [24]. L’exercice scolaire nommé amplification consistait à rédiger plusieurs pages à partir d’un sujet donné par l’enseignant (« l’argument ») en développant des idées en rapport avec lui et en utilisant des procédés qui l’embellissent (descriptions, dialogues, procédés rhétoriques, etc.) [25]. Cet exercice ayant pour but d’enseigner l’art d’écrire des récits mais aussi des discours, il n’est pas étonnant que Saint-Just y ait excellé.
Cette première comparaison du texte de Fleury et de l’appendice de H. Martin, amène à se demander si le biographe de Saint-Just n’a pas écrit les pages sur ses années au collège Saint-Nicolas en puisant presque uniquement à cette source. Bien que Fleury affirme avoir rencontré plusieurs témoins, utilisant un pluriel pour parler des « vieillards » avec qui il s’était entretenu, il semble qu’un seul ait été le camarade de Saint-Just : l’homme de Coucy-le-Château ayant connu Saint-Just en rhétorique [26], qu’il mentionne à deux reprises dans son texte. Le récit invraisemblable de l’incendie du collège Saint-Nicolas pourrait en effet avoir pour origine des on-dit plutôt que d’anciens condisciples de Saint-Just.
J’ai voulu mener une étude plus poussée de ces pages de la biographie d’Edouard Fleury en examinant le traitement qu’il fait des anecdotes reprises au texte de Henri Martin. Les modifications que Fleury a apportées au texte de H. Martin sont en effet frappantes. Là où Martin avait écrit « On raconte qu’à propos d’un thème sur la religion, un de ses régents, stupéfait de l’audace de ses idées et de l’éclat de son style, s'écria qu'Antoine de Saint-Just deviendrait un grand homme ou un grand criminel ! », Fleury, après avoir divisé l’anecdote en deux parties, note : « On raconte encore qu’un de ses professeurs, dans un jour de divination prophétisante, aurait dit de lui qu'il serait plus tard ou un grand homme ou un grand scélérat. […]. Le jeune Saint-Just avait rimé quelques vers contre la religion ; ils furent saisis par un professeur qui, frappé de cette précocité de talent et de perversité, s'effraya de l'avenir que cet enfant se promettait à lui-même et au monde, et put dans sa douleur soulever, pour y lire, un des coins des mystères futurs ». Dans la version de Fleury, le thème, exercice scolaire donné par le régent, devient « quelques vers contre la religion » que Saint-Just aurait rimé de son propre chef. Surtout, les idées audacieuses et « l’éclat » du style qui chez H. Martin expliquent la stupéfaction de l’enseignant, sont remplacés par une « précocité de talent et de perversité » évidemment très négative, de même que les considérations qu’ajoute Fleury sur la « douleur » du régent et le danger qu’aurait couru le monde après cette œuvre de jeunesse. Au début du passage, le terme « scélérat » (un de ses professeurs « aurait dit de lui qu'il serait plus tard ou un grand homme ou un grand scélérat ») remplaçant l’adjectif « criminel » du texte de H. Martin (le régent « s'écria qu'Antoine de Saint-Just deviendrait un grand homme ou un grand criminel ! ») ajoute également au caractère de Saint-Just une dimension de perfidie que « criminel » ne possède pas.
De même, le passage sur son goût pour la poésie se trouve profondément altéré dans la version de Fleury. L’attrait puissant qu'eut Saint-Just pour la composition poétique durant ses années de collège (« il portait alors sur la poésie ses facultés passionnées », écrit Martin) devient, sous la plume de Fleury, l’obstination ridicule de continuer à rimer « sans cesse » non des poèmes mais des « petits vers », et ceci en dépit des quolibets dont il aurait été la victime. Car alors que Martin rapporte une anecdote particulière (« un jour »), Fleury suppose que « d’Assoucy » devint au collège de Soissons « le surnom » habituel de Saint-Just.
Deux anecdotes rapportées par H. Martin (celle selon laquelle il écrivait ses devoirs en vers français et sa préférence pour la poésie burlesque) ont été omises par Fleury, vraisemblablement parce qu’il n’a pas vu comment leur donner une portée dépréciative. Et si le biographe a repris l’anecdote flatteuse selon laquelle ses professeurs auraient appelé Saint-Just avec admiration « le foudre de guerre », ce n’est qu’en le faisant suivre du commentaire : « Ce mot nous paraît invraisemblable et fait après coup ».
On montrerait aisément que le traitement fait par Fleury des informations recueillies par Henri Martin sur le caractère de Saint-Just n’est pas plus honnête. Par exemple, il fait du goût pour l’étude du jeune Saint-Just et de ses succès scolaires la preuve de son « ambition » et de sa « jalousie ». On pourra encore relever le passage dans lequel il invente un Saint-Just bagarreur (« il infligeait de sévères corrections à l’imprudent qui le tourmentait dans ses accès de rêverie ») à partir des indications sur les « querelle[s] » de Saint-Just et de ses camarades du livre de Martin.
Sa comparaison avec les pages de Henri Martin consacrées au futur Conventionnel a donc montré que le passage de Saint-Just et la Terreur sur les années de collège du futur Conventionnel fut écrit non seulement dans un esprit hostile, ce qui est évident à lire son ouvrage, mais avec mauvaise foi. Edouard Fleury a en effet réécrit les témoignages rapportés par Martin dans le but de ridiculiser Saint-Just ou de le rendre odieux. Pour disposer d’informations fiables sur les années de collège du futur Conventionnel, ce n’est donc plus à la biographie de Fleury [27], seule source utilisée jusqu’ici, mais à l’appendice « Soissons depuis 1789 » de Henri Martin qu’il faut désormais se fier.
Plus généralement, ce sont tous les passages de la biographie de Fleury sur la jeunesse de Saint-Just à Blérancourt, pour laquelle nous ne disposons pas d’autre source que son livre, qui doivent être considérés avec la plus grande circonspection, en supposant que Fleury a pu volontairement modifier les témoignages qu’il avait collectés en vue de nuire à la mémoire du Conventionnel.
[1] Aujourd’hui collège Saint-Just.
[2] Le second tome de cet ouvrage, comportant l’appendice, peut être consulté à cette adresse.
[3] Paris, L. G. Michaud, volume 39, 1825, p. 604 (à lire ici).
[4] Paris, Chez l’éditeur, tome IV, 1836, p. 1219.
[5] Pseudonyme de Paul Lacroix (1806-1884). Le « bibliophile Jacob » fut l’un des polygraphes les plus prolifiques du XIXe siècle. Il fut notamment l’un des collaborateurs de Dumas avant d’être nommé en 1855 conservateur de la bibliothèque de l’Arsenal
[6] Le site de l’Assemblée nationale est muet à son sujet.
[7] L’Intransigeant, n° 1250, 16 décembre 1883, p. 2.
[8] Cf. le témoignage rapporté par Victor Fournel dans Figures d’hier et d’aujourd’hui à la page 284.[9] On y trouve notamment plusieurs pages qui indiquent que Henri Martin eut en main le manuscrit daté de 1812 qu’Augustin Laurent Lejeune (1771-1827), l’ami de Saint-Just qui se retourna contre lui après Thermidor, avait écrit sur lui. Ce n’est en effet qu’en 1896 qu’Alfred Bégis publia ce manuscrit en intégralité dans ses Curiosités révolutionnaires sous le titre « Notice historique sur Saint-Just, député à la Convention nationale, membre du Comité de Salut Public, par Augustin Lejeune, Ex-chef des Bureaux de surveillance et de Police générale, près l’ancien Comité de Salut Public ».
[10] On sait que, peu de temps après sa sortie du collège, il écrivit sous le titre d'Organt, un poème licencieux dans le genre de la Pucelle [de Voltaire] ; plus tard, il détruisit, dit-on, tous les exemplaires qu'il put retrouver. Ce poème est tellement rare, qu'il n'existe pas plus à la Bibliothèque Royale de Paris qu'à la Bibliothèque de Soissons (note de H. Martin).
[11] Dictionnaire de l’Académie française, éditions de 1762 et 1795.
[12] L’expression est aujourd’hui utilisée surtout sous sa forme négative : cf. « Ce n’est pas un foudre de guerre ».
[13] Voir mon ouvrage L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale. Un sublime moderne aux pages 322 à 331.
[14] Sens attesté par Littré.
[15] Cette page présente des jeux d’enfants populaires au XVIIIe siècle.
[16] Ce que Henri Martin nous apprend du jeune Saint-Just évoque irrésistiblement ce qu’Elisabeth Le Bas, Vadier ou d’autres de ses contemporains ont dit du caractère du Conventionnel. À ce sujet, je me permets de renvoyer de nouveau à mon livre L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale, op. cit., p. 267.
[17] Esprit de la Révolution et de la Constitution de France, chapitres XVIII à XXI de la Troisième Partie. On se rappellera aussi que de nombreux chants d’Organt font la satire des religieux.
[18] Père Buffier, Cours de sciences sur des principes nouveaux et simples pour former le langage, le cœur et l’esprit, Paris, Cavellier-Giffart, 1730, colonne 1122 pour ces citations.
[19] Pour plus de précisions, se reporter à L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale, op. cit., p. 207-248.
[20] Ibidem, p. 254.
[21] Ibidem, p. 217 pour cette citation de Barère et p. 216-219 pour les remarques qui suivent.
[22] Celle sur le « foudre de guerre », l’exclamation du régent à la lecture de ses considérations sur la religion et la comparaison avec d’Assoucy.
[23] B. Vinot, Saint-Just, Paris, Fayard, 1985, p. 41.
[24] Fleury ajoute encore que « dans ses hautes classes, c’était de créer qu’il préférait s’occuper, dédaignant les faciles succès des traditions latines et françaises ».
[25] Dans mon article « Maximilien Robespierre et la classe de Rhétorique. Seconde partie », j’explique plus en détails en quoi consiste l’art d’amplifier un argument et je donne un exemple de l’amplification que, quelques décennies plus tard, Jules Michelet rédigea pour le Concours général.
[26] La formulation de Fleury semble indiquer que ce condisciple de Saint-Just l’aurait connu durant cette seule année.
[27] La comparaison des deux textes nous informe aussi sur la manière dont le biographe de Saint-Just a travaillé. En effet, Fleury paraît avoir essentiellement cherché à confirmer les informations dont il disposait grâce à l’appendice de Henri Martin. Un passage de son texte fait même supposer qu’il a lu à celui qui semble son unique témoin, le vieillard de Coucy-le-Château, des extraits du texte de Martin pour lui demander s’il les confirmait. Or bien que ce vieillard l’ait assuré de l’authenticité de l’anecdote sur Saint-Just appelé « le foudre de guerre » par ses enseignants, Fleury l’a jugée invraisemblable… On conviendra qu’il n’y a pire manière d’enquêter.