Après avoir examiné les statues aux grands hommes que propose Saint-Just, je vais m’intéresser aux monuments existants en France et à l’étranger qu’il commente, favorablement ou défavorablement, dans le chapitre « Des monuments publics » de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France. Je m’efforcerai plus particulièrement de savoir dans quelle mesure son jugement sur chacun d’eux dépend non seulement de son opinion sur le personnage que célèbre le monument mais aussi de ses goûts artistiques.
Le seul monument que Saint-Just évoque assez longuement dans ce chapitre est la statue de Louis XIV place des Victoires qui fut détruite après la prise des Tuileries le 10 août 1792. Ce monument édifié en 1686 par Martin Desjardins était encore en place lorsque parut l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France. Saint-Just indique le connaître et l’avoir même regardé à plusieurs reprises (« J’ai toujours été surpris, en [le] voyant »). En 1790, Mopinot de La Chapotte a décrit le monument de Louis XIV en des termes qui nous apprennent comment Saint-Just le vit : « Sur un piédestal de vingt-deux pieds [sept mètres] de hauteur, est la statue pédestre du roi Louis XIV, couverte des habits pacifiques qu’il portait dans l’église de Reims, lorsqu’il y fut sacré et couronné en 1654. Devant cette statue et à ses pieds un Cerbère, et derrière est la Victoire, qui, montée sur un globe, met, en 1686, une couronne de laurier sur sa tête, couverte d’une longue et épaisse perruque. Toutes ces figures font ensemble un groupe de treize pieds [quatre mètres] de hauteur, laquelle ajoutée à la hauteur de vingt-deux pieds du piédestal, forme un monument de trente-cinq pieds [onze mètres] d’élévation […]. Ce monument a de plus sur les quatre corps avancés du soubassement qui sert d’empattement en piédestal, autant de statues de douze pieds [3,9 mètres] de proportion et diversement habillés, dans des attitudes d’hommes humiliés, ou furieux, qui sont attachés par des chaînes énormes, qui semblent leur donner le désespoir de sortir de l’esclavage et de se livrer à la vengeance… Ces statues ont près d’elles des armes, des couronnes, des diadèmes épars et brisés, qui désignent les nations domptées, dépouillées, enchaînées par le roi Louis XIV, sous les pieds duquel elles ne figurent que des esclaves traînés à la suite de sa marche triomphale » [1].
Dès le XVIIe siècle, nombreuses furent les critiques envers ce monument accusé de flatter grossièrement Louis XIV [2] puis, après l’érection en 1699 de la statue équestre de Louis XIV place Vendôme, de n’avoir pas d’utilité. L’effet esthétique produit par sa vue n’était pas plus apprécié : sa conception était jugée maladroite et son emplacement inadapté, la place des Victoires paraissant trop petite pour lui [3]. Saint-Just dut être sensible à ces défauts quand il vit le monument mais, dans ce chapitre de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France, sa critique se concentre sur le décor du piédestal figurant, écrit-il, les « nations enchaînées aux pieds de Louis XIV ». Ces quatre sculptures, moins grandes que ne le croyait Mopinot (la plus haute mesure un peu plus de deux mètres), représentent les nations contre lesquelles la France de Louis XIV avait gagné la guerre de Hollande : les Provinces-Unies, l’Espagne, le Saint-Empire et le Brandebourg.
Si ces statues sont aujourd’hui exposées au Louvre, c’est parce qu’un décret de l’Assemblée nationale rendu le 19 juin 1790 sur une motion d’Alexandre Lameth avait ordonné que « les quatre figures enchaînées au pied de la statue de Louis XIV à la place des Victoires » soient enlevées [4] et, qu’à la demande de délégations d’artistes, elles ne furent pas détruites. Saint-Just fait donc référence à ce décret lorsqu’il relève que « l’Assemblée nationale a abattu ce lâche monument », l’expression « ce lâche monument » désignant non sa totalité mais seulement les statues des nations vaincues. Les adjectifs « lâche » (« ce lâche monument ») et « insolents » (« ces insolents bronzes ») sont à comprendre dans leurs sens littéraires : insolent signifie ici « qui en use avec orgueil, avec dureté », l’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie française donnant un exemple qui s’applique bien à ce monument figurant Louis XIV vainqueur (« Il ne faut pas être insolent dans la victoire ») ; quant à l’adjectif lâche, il n’a pas le sens de poltron mais désigne quelqu’un « qui n’a nul sentiment d’honneur », « qui abuse de sa force ou de sa supériorité en maltraitant indignement de plus faibles que soi » [5].
Avec ces deux adjectifs, Saint-Just reprend en la synthétisant la thèse d’Alexandre Lameth qui voyait dans ces quatre statues le spectacle insupportable de l’« humiliation » et de la « servitude » de populations qui, pour certaines, étaient françaises [6]. Mais le jeune révolutionnaire infléchit le sens de son discours en affirmant que ces bronzes offensent non seulement les citoyens des régions rattachées à la France après la guerre de Hollande, comme le notait Lameth, mais toutes les nations représentées aux pieds de Louis XIV : de façon cohérente avec sa position en faveur de l’érection par la France révolutionnaire de statues aux grands hommes de tous les pays, Saint-Just considère que les monuments élevés en France ne doivent offenser nul étranger.
Le second monument parisien que Saint-Just a vu et commente, positivement cette fois, est celui de Henri IV sur le pont Neuf, commande de Marie de Médicis à Jean Bologne. La statue fut achevée par Pietro Tacca et le monument inauguré en 1614. Saint-Just évoque dans son texte une scène précise (« J’ai vu le grand Henri ceint d’une écharpe aux trois couleurs ») qu’il est possible de dater du jour ou des jours qui suivirent la fête de la Fédération à laquelle il participa. C’est en effet à l’occasion de la fête donnée sur le pont Neuf le lendemain 15 juillet 1790 que la statue de Henri IV fut entourée d’un décor symbolique et ceinte d’une écharpe tricolore [7]. Or le piédestal de cette statue était orné, comme celui de la statue pédestre de Louis XIV, de statues de captifs en bronze. Comment expliquer que Saint-Just et la plupart des révolutionnaires [8] n’aient rien trouvé à redire à ces représentations d’hommes réduits en esclavage ? À l’Assemblée nationale, lors du débat sur les sculptures des nations enchaînées de la place des Victoires, l’abbé Maury convainquit ses collègues que les captifs du monument de Henri IV ne pouvaient « offens[er] les amis de la liberté » car ils étaient des « emblèmes qui représentent des vices » [9]. Nous ignorons si Saint-Just avait la même interprétation de ces figures enchaînées, mais il jugea en tout cas que, contrairement aux bronzes de la statue de Louis XIV, elles n’humiliaient personne.
Ainsi, à prendre seulement en compte ce que Saint-Just écrit des statues de Louis XIV et de Henri IV, la valeur des monuments publics dépendrait selon lui exclusivement de leur sens politique : un monument au « bon roi » Henri vaudra mieux, quelle que soit sa facture, qu’un autre glorifiant « l’impérieux » Louis XIV [10], et des statues de captifs humiliés représentant des nations étrangères sont irrecevables là où sont acceptables des sculptures semblables figurant des vices ou d’autres abstractions.
Le monument à « Frédéric », le deuxième « dign[e] de la majesté humaine » qu’énumère Saint-Just, tendrait à confirmer cette impression. Ce souverain n’est pas le célèbre Frédéric II de Prusse, dont tous les monuments sont postérieurs au XVIIIe siècle, mais Frédéric-Guillaume de Brandebourg (1620-1688) dit le Grand Électeur, qui régna pendant quarante-huit ans sur la principauté de Brandebourg-Prusse et est à l’origine de la puissance du futur État de Prusse. Saint-Just paraît avoir choisi cette figure politique pour son rôle dans le développement de l’économie et de l’industrie prussiennes et dans l’organisation d’une armée moderne, mais aussi pour sa politique de tolérance religieuse qui fit du Brandebourg un refuge huguenot. Saint-Just a d’ailleurs pu trouver dans des dictionnaires ou d’autres ouvrages un portrait très élogieux de Frédéric-Guillaume de Brandebourg par Frédéric II qui voyait en lui « toutes les qualités qui font les grands hommes : magnanime, débonnaire, généreux, humain » et le regardait comme « le restaurateur et le défenseur de sa patrie » qui « rendit florissant un État qu’il avait trouvé enseveli sous ses ruines » [11].
Le monument équestre de Frédéric-Guillaume de Brandebourg à Berlin dont on verra ici une vue d’ensemble et ici un plan rapproché est l’œuvre du sculpteur et architecte Andreas Schlüter qui l’acheva en 1700 et ajouta en 1709 les esclaves du piédestal. Cette statue équestre ornait au XVIIIe siècle le Lange Brücke (« Pont long »), comme le montre cette gravure. D’après ce que nous savons, Saint-Just ne s’est jamais rendu à Berlin et c’est donc par cette gravure ou une autre qu’il put se faire une idée de l’apparence de ce monument. Or, bien que certains contemporains de Saint-Just la considèrent comme un chef-d’œuvre, la statue du Grand Électeur se conforme évidemment au type antique maintes fois reproduit qu’est la célèbre statue équestre de Marc Aurèle : de même que l’empereur romain, Frédéric-Guillaume de Brandebourg est représenté montant sans selle et sans étriers un cheval à l’allure caractéristique, l’encolure haute et la patte antérieure droite levée tandis que ses membres postérieurs sont en mouvement [12].
Cependant, plus que la statue de Marc-Aurèle, c’est celle de Louis XIV par François Girardon sur la place Vendôme qui servit de modèle à Andreas Schlüter. La statue de Louis XIV fut détruite le 12 août 1792 mais la réduction conservée au Louvre permet de s’en faire une idée précise. Les points communs entre la statue de Girardon et celle de Schlüter concernent d’abord les tenues des personnages représentés, le Roi-Soleil et le Grand Électeur portant l’un comme l’autre une opulente perruque bouclée et une armure à l’antique recouverte de la cape de commandement. Ils adoptent également la même posture, le buste vertical et la tête levée, le visage tourné vers la gauche, le bras droit décrivant un geste ample tandis que le gauche tient les rênes. On doit de nouveau en conclure que si Saint-Just fait l’éloge du monument de Frédéric-Guillaume de Brandebourg mais ne dit mot de celui pourtant très semblable de Louis XIV par Bouchardon, c’est parce que la valeur de l’individu à qui est dédié le monument importe plus au jeune révolutionnaire que la qualité de sa réalisation.
La prise en compte de la statue de Pierre Ier par Étienne Maurice Falconet à Saint-Pétersbourg va toutefois nous amener à nuancer cette thèse. En effet, ce monument que Saint-Just mentionne en premier dans la liste de ceux à la hauteur de la « majesté humaine » se signale par l’originalité et la hardiesse de sa conception.
Je ne reviendrai pas sur l’importance de Pierre le Grand pour l’histoire de la Russie ni sur le dessein qu’eut Catherine II de se placer dans la lignée de son prédécesseur en commandant son monument. Notons seulement qu’à la fin du XVIIIe siècle Pierre Ier est salué en France, à la suite des écrits de Voltaire, comme un législateur de génie ayant régénéré la Russie [13]. Le jugement positif de Saint-Just sur Pierre le Grand en 1791 est donc conforme à l’opinion française qui, au début de la Révolution, est très généralement favorable à Pierre Ier même si le jeune révolutionnaire, en grand lecteur de Montesquieu, ne pouvait ignorer les réserves que fait l’écrivain sur le despotisme du tsar [14].
Lorsque Saint-Just publie l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France, le monument de Pierre Ier à Saint-Pétersbourg était récent puisqu’il avait été inauguré en 1782. S’il était célèbre dans toute l’Europe, il était difficile en France d’en voir des représentations. Seules deux séries d’estampes du monument de Pierre le Grand semblent en effet avoir été imprimées au XVIIIe siècle : une gravure d’après un dessin de Pierre Étienne Falconet, le fils du sculpteur, éditée en Angleterre en 1783, et une autre produite en Russie en 1782 qui figure l’inauguration du monument. Saint-Just vit-il l’une de ces gravures ? Cela semble douteux, même si un dessin de Jacques-Louis David montre que la gravure anglaise a circulé en Europe puisque le peintre l’eut entre les mains.
Saint-Just a donc plus vraisemblablement connu le monument à Pierre Ier par l’une des nombreuses descriptions qui en furent faites. Voici par exemple comment l’Encyclopédie méthodique dépeint la statue du tsar : « M. Falconet, auteur du monument de Pétersbourg, avait à représenter un héros qui passe pour le créateur de la Russie : on croit communément que sa vaste domination n’était peuplée que d’espèces d’animaux sauvages dont il a su faire des hommes. Le sculpteur-poète, car les arts sont une poésie, a saisi cette idée favorable à son art, quoiqu’historiquement elle ne soit pas d’une exacte vérité ; il a su donner à son ouvrage une vie, un mouvement qui manque en général aux monuments de ce genre, en indiquant au spectateur, par un symbole ingénieux, les obstacles que le Prince avait à surmonter. Il l’a représenté gravissant à cheval une roche escarpée. Ainsi la composition est allégorique, et par une heureuse conception, c’est le héros lui-même qui est le symbole et l’allégorie. […] M. Falconet a saisi pour l’instant de sa composition celui où le cavalier, arrivé au sommet du roc, arrête son cheval qui en est à son dernier pas et qui exprime d’une manière sensible ce moment d’immobilité par lequel le galop se termine nécessairement. La tête du héros, ceinte d’une couronne de laurier, est fière et imposante, sa main protectrice semble s’étendre sur son empire ; son air, son maintien, sont majestueux, mais n’ont rien de terrible : sous la dignité d’un maître, on reconnaît un père. Son vêtement, simple et pittoresque, a l’avantage de ressembler en même temps à celui qu’avait adopté les anciens statuaires de la Grèce et de Rome, et de rappeler celui des Russes. Un manteau doublé de pelleterie détruit artistement ce que ses habits pouvaient avoir de trop simple. Le cheval est plein de feu, et semble souffler par les narines ; il réunit à la beauté des formes et à la finesse l’apparence de toute la vigueur qui était nécessaire à l’action qu’il vient de terminer. Il foule dans sa course le serpent de l’envie » [15]. Cette description et toutes celles que j’ai consultées terminent leur présentation de la statue en indiquant que le visage de Pierre Ier, jugé très réussi, est l’œuvre de la jeune élève de Falconet Marie-Anne Collot.
Si Saint-Just a pu considérer que le monument de Pierre Ier était « dign[e] de la majesté humaine », c’est d’abord en raison de la composition originale du groupe sculpté qui a « frappé d’admiration » [16] certains de ses contemporains. Falconet réussit en effet la prouesse de faire tenir sur ses pattes arrière un cheval cabré de cinq mètres de haut sans placer sous son ventre les supports dont s’étaient aidés Le Bernin, Antoine Coysevox ou encore Guillaume Coustou [17]. Saint-Just dut également être sensible à la simplicité d’un monument qui, à l’exception du serpent donnant sa stabilité à la statue, ne s’encombre pas de figures allégoriques (l’Encyclopédie méthodique note que « c’est le héros lui-même qui est le symbole et l’allégorie ») ni d’un piédestal (c’est le rocher, utile au sens du monument, qui en tient lieu). L’inscription concise et sobre (« Petro Primo / Catharina Secunda / MDCLXXXII » [18]) sur l’une des faces du bloc de granit ne pouvait, elle aussi, que plaire à l’homme épris de laconisme qu’est Saint-Just. Enfin, il est impossible que le jeune révolutionnaire n’ait pas été impressionné par la prouesse technique que représenta le déplacement sur vingt-deux kilomètres du monolithe de mille cinq cents tonnes destiné à servir de base à la statue de Pierre Ier. Les efforts qu’exigea son transport étaient alors bien connus en France car l’ingénieur militaire Marin Carburi écrivit dans notre langue un ouvrage sur les moyens auxquels il eut recours pour organiser son déplacement [19], ouvrage qui est souvent cité par les critiques d’art du XVIIIe siècle.
En conclusion de cette étude, on peut affirmer que, pour Saint-Just, la qualité d’un monument public dépend de la valeur de l’individu qu’il honore, qui doit avoir mérité le titre de « grand homme » par des actes exceptionnels ayant profité à tous, mais également de la force de l’effet esthétique qu’il produit sur le spectateur. Seule la conjonction de ces deux aspects – célébration d’un individu véritablement sublime et grandeur de la réalisation – permet de considérer un monument comme réussi. Parce qu’il fut achevé moins d’une décennie avant la rédaction de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France mais aussi en raison de ses mérites propres, le monument pétersbourgeois est certainement plus conforme aux goûts de Saint-Just en 1791 que les statues de Frédéric Ier et de Henri IV.
On aura remarqué que ces trois monuments présentés par le jeune révolutionnaire comme les seuls en Europe à être « dignes de la majesté humaine » figurent des cavaliers. Or des statues équestres ne sont évidemment pas adaptées à tous les hommes célèbres auxquels Saint-Just propose d’élever des monuments : il n’y a même, dans la liste de personnages à qui il souhaite élever des monuments [20], que Du Guesclin pour qui une représentation à cheval soit pertinente. Nous ne saurions par conséquent deviner quels monuments Saint-Just voulait pour Rousseau, Montesquieu et Montaigne, notamment s’il avait imaginé des statues assises comme celles réalisées ou projetées pour ces écrivains durant les dernières décennies du XVIIIe siècle [21].
Le projet d’élever une statue au poète anglais Alexander Pope posait par ailleurs des difficultés particulières qui expliquent qu’il ait fallu attendre 2015 pour qu’un monument, symbolique, lui fût élevé à Londres [22]. L’aspect physique d’Alexander Pope, en effet, ne correspondait pas aux canons classiquement retenus pour la statuaire puisqu’à cause de la tuberculose osseuse dont il souffrait depuis son enfance le poète était de très petite taille et devait, pour maintenir son corps déformé, porter un corset et des bandages. La maladie de Pope étant systématiquement rappelée par les traducteurs de ses livres en français, nous devons supposer que c’est en connaissance de cause que Saint-Just proposa d’élever une statue qui aurait montré le poète handicapé. Son projet de monument à Pope est ainsi remarquable pour l’époque. Peut-être lui fut-il inspiré par le choix audacieux qu’avait fait le sculpteur Jean-Baptiste Pigalle de représenter un Voltaire âgé et dévêtu très éloigné des normes du nu héroïque.
Pour être exhaustive, j’ajouterai que Saint-Just revint très brièvement sur cette question des monuments publics en 1794 à deux endroits de son Projet d’institutions républicaines. Au feuillet 30 de son manuscrit, il propose un monument épigraphique destiné à prendre place dans l’église Sainte-Geneviève devenue Panthéon : « Les noms des victoires seront inscrites (sic) au Panthéon avec les traits de courage qui les auront signalées » [23]. Si ce dispositif inspiré des inscriptions gréco-latines est très simple (des noms et des faits gravés sur des plaques en marbre [24]), il possède une dimension fortement démocratique en ce qu’il met à l’honneur l’acte de bravoure de tout militaire, quel que soit son grade. Le passage « avec les traits de courage qui les auront signalées » est un ajout en interligne qui s’est substitué à une version précédente, biffée, dans laquelle Saint-Just prévoyait d’inscrire à côté du nom de chaque victoire « celui du général qui a emmené son régiment » [25] : cette rature traduisant le mouvement de pensée de Saint-Just montre que c’est volontairement qu’il a remplacé la célébration des généraux victorieux par celle des exploits héroïques. On mesure ici la différence entre nos régimes affectionnant les monuments publics de généraux et de maréchaux, et les conceptions véritablement égalitaires de l’ami de Robespierre.
Un passage du Projet d’institutions situé au recto du feuillet 45 m’a paru également appartenir à la réflexion de Saint-Just sur les monuments publics. Il s’agit de la phrase énigmatique : « Le dix-huitième siècle doit être mis au Panthéon ». Avec cette phrase, Saint-Just signifie que, par l’ampleur de la tâche accomplie durant la Révolution et les décennies qui l’ont précédée, le XVIIIe siècle mériterait les honneurs d’une panthéonisation qui l’immortalise [26]. Toutefois, cette interprétation n’est pas parfaitement exacte car Saint-Just n’emploie pas le verbe devoir à un temps du conditionnel mais au présent de l’indicatif, mode qui est celui de la certitude. La phrase de Saint-Just n’énonce donc pas un souhait ou un désir vague mais un fait devant se produire. C’est pourquoi je pense qu’en écrivant « Le dix-huitième siècle doit être mis au Panthéon » Saint-Just avait à l’esprit un monument destiné à prendre place dans le même lieu où il avait déjà prévu un monument commémorant les victoires de la République.
Qu’aurait été cette œuvre ne célébrant pas les philosophes des Lumières ou d’autres grands hommes mais le XVIIIe siècle lui-même, avec tout ce qu’il a représenté en fait de grandeur, de génie, de générosité, de luttes et de sacrifices ? Si mon interprétation de ce passage du Projet d’institutions est exacte, le monument voulu par Saint-Just pose un vrai défi aux artistes, d’alors comme d’aujourd’hui.
[1] Proposition d’un monument à élever dans la capitale de la France pour transmettre aux races futures l’époque de l’heureuse révolution qui l’a revivifiée sous le règne de Louis XVI, Paris, Laurens junior, 1790, p. 17-18.
[2] L’inscription « Viro Immortali », à l’homme immortel, fut également jugée flagorneuse dès l’inauguration du monument.
[3] Il n’est pas jusqu’à l’éclairage du monument voulu par le maréchal de La Feuillade (quatre fanaux en bronze installés sur des colonnes brûlant jour et nuit) qui ne prêtât à rire. Il est possible que les plaisanteries que mentionne Saint-Just renvoient à ce distique imitant le parler gascon que l’on trouve sous différentes formes dans les ouvrages de l’époque : « La Feuillade, saudis, jé crois qué tu me bernes, / Dé mettre le soleil entre quatre lanternes ».
[4] On trouve sur le site de Paris Musées une gravure de Pierre Joseph Maillart montrant l’enlèvement des quatre bronzes.
[5] Définitions, respectivement, de l’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie française, et du Trésor de la Langue Française.
[6] Archives parlementaires, tome XVI, p. 374. Après Alexandre Lameth, Claude-Christophe Gourdan, député du département de la Franche-Comté, prit la parole pour appuyer une motion qui intéressait directement ses concitoyens devenus français par le traité de Nimègue.
[7] Le Moniteur universel décrit en ces termes la fête devant le monument à laquelle Saint-Just participa peut-être : « Le lendemain de la Fédération, le district de Henri IV a donné une fête devant la statue de ce prince ; elle était parée d’une écharpe aux couleurs de la Nation, et d’un bouquet ; sur le devant de la grille on voyait un rocher sur lequel était élevé l’Autel de la Patrie ; aux deux côtés étaient placés deux pins, à la tige desquels on voyait deux médaillons ; l’un, représentait M. Lafayette, et l’autre, M. Bailly, offrant chacun un bouquet à Henri IV. Une illumination très bien ordonnée entourait la grille ainsi que toute la place Dauphine : des danses, des couplets chantés en chœur animèrent cette fête, le concours du peuple était extrême » (Gazette nationale ou Le Moniteur universel, n° 203, 22 juillet 1790, p. 836). Une estampe anonyme permet de visualiser l’installation autour de la statue. En revanche, elle ne représente pas l’écharpe tricolore.
[8] La Chronique de Paris, notamment, jugea vers la même époque que ces esclaves déshonoraient la statue de Henri IV (cité d’après Richard A. Etlin, « L’architecture et la Fête de la Fédération », in Les Fêtes de la Révolution, sous la direction de Jean Erhard et Paul Viallaneix, Paris, Société des Études Robespierristes, 2012, p. 150).
[9] Ibidem, p. 375 (séance du 19 juin 1790).
[10] Immédiatement après avoir noté que le monument de Louis XIV est « exposé aux plaisanteries d’un peuple libre », Saint-Just indique qu’« on ne peut trop humilier les tyrans ». Cette succession de remarques tend même à faire de Louis XIV un tyran méritant d’être moqué.
[11] Frédéric II, Mémoires pour servir à l’Histoire de la Maison de Brandebourg. Cité d’après le Nouveau Dictionnaire historique ou Histoire abrégée de tous les Hommes qui se sont fait un nom par des Talens, des Vertus, des Forfaits, des Erreurs, par une Société de Gens-de-Lettres, Paris, chez G. Le Roi, tome III, 1786, p. 591.
[12] Étienne Maurice Falconet remarque, dans ses Observations sur la statue de Marc Aurèle, et sur d’autres objets relatifs aux Beaux-Arts (Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, 1771, p. 42), que ce cheval de bronze « va au grand pas des jambes de derrière » alors que « de celles de devant il ne fait que piaffer », ce qui est impossible naturellement mais donne à la monture de Marc Aurèle un aspect majestueux
[13] L’opéra d’André Grétry (1741-1813) Pierre le Grand, créé en janvier 1790 par la Comédie-Italienne, fit même du tsar un souverain proche de son peuple au point de s’être, dans sa jeunesse, déguisé en charpentier pour travailler auprès de lui sur un chantier naval. Sur l’effort de Grétry pour assimiler son Pierre le Grand philanthrope à Louis XVI, on se reportera à cet article de Jacques Bernet : « Une représentation à Compiègne de Pierre le Grand, opéra révolutionnaire d’A. M. Grétry » (Annales historiques de la Révolution française, n° 329, juillet-septembre 2002, p. 169-172).
[14] On peut consulter à ce sujet la page « Pierre le Grand » du Dictionnaire Montesquieu.
[15] Pierre-Charles Levesque, Félix Vicq-d’Azyr et Claude-Henri Watelet, Encyclopédie méthodique. Beaux-arts, Paris-Liège, Panckoucke-Plomteux, tome I, 1788, p. 262. L’article est de Watelet, mais il dut recevoir des informations de Levesque qui avait vu le monument lors de son séjour en Russie.
[16] Charmes Palissot de Montenoy, Mémoires pour servir à l’histoire de la littérature depuis François Ier jusqu’à nos jours, in Œuvres de M. Palissot, Paris, Imprimerie de Monsieur, tome III, 1783, p. 183. Palissot indique qu’il ne connaît le monument que par un dessin mais qu’il n’en a pas moins vivement apprécié la composition.
[17] Dans leur Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure paru en 1792, Pierre-Charles Levesque et Claude-Henri Watelet ont noté que Pietro Tacca réalisa en 1640 une statue monumentale de Philippe IV utilisant le même dispositif (le cheval cabré tient en équilibre sur ses pattes arrière et sa queue) qui, dit-on, aurait été suggéré au sculpteur par Galilée. Ils ont ajouté que Falconet ne connaissait pas la statue de Tacca (Paris, L. F. Prault, tome V, 1792, p. 389).
[18] « Catherine II / à Pierre Ier / 1782 ». La même inscription est écrite en russe de l’autre côté du socle.
[19] Monument élevé à la gloire de Pierre le Grand, ou Relation des travaux qui ont été employés pour transporter à Pétersbourg un rocher de trois millions, destiné à servir de base à la statue équestre de cet Empereur, par le Comte Marin Carburi de Céphalonie, Paris, Nyon-Stoupe, 1777.
[20] « Où sont les statues des d’Assas, des Montaigne, des Pope, des Rousseau, des Montesquieu, des Du Guesclin et de tant d’autres ? » (Esprit de la Révolution et de la Constitution de France, neuvième chapitre de la cinquième partie, p. 159).
[21] J’ai déjà évoqué la curieuse statue de Montaigne par Jean-Baptiste Stouf. Les projets de statues de Rousseau réalisés pour répondre à la demande du Comité de salut public qui nous ont été conservés le représentent assis, par exemple ceux de Jean-François Lorta, d’Antoine Denis Chaudet et de Jean Guillaume Moitte, qui m’a semblé plus réussi que les précédents. Quant à la statue de Montesquieu en parlementaire par Clodion, qui fut jugée diversement lors de sa présentation au public en 1783, elle n’a pas retenu l’attention de Saint-Just. Il est vrai que l’importance qu’elle donne à la fonction plutôt qu’au génie de l’écrivain est peu propre à séduire des révolutionnaires.
[22] Si Pope n’eut pas avant 2015 de monument à son nom, son buste prend place dans une alcôve du Temple of British Worthies de Stowe Garden. L’inscription associée au buste de Pope nous intéresse en ce qu’elle indique comment le poète était perçu au XVIIIe siècle, en Angleterre du moins. En voici une traduction : « Alliant la justesse du jugement au feu du génie, il donna aux sens la douceur et à la philosophie la grâce par la mélodie et la puissance de ses chants. Il usa de l’éclat de l’esprit pour châtier les vices, et de l’éloquence de la poésie pour exalter les vertus de la nature humaine. En son temps sans rival, il imitait et traduisait, avec un esprit pareil à celui des originaux, les meilleurs poètes de l'Antiquité. »
[23] Bibliothèque nationale, manuscrit coté NAF 24136, recto du feuillet 30. J’ai normalisé l’orthographe de cette citation et des suivantes.
[24] Le monument prévu par Saint-Just n’est pas inédit puisque s’élevait alors place des Victoires une pyramide de bois portant les noms des assaillants des Tuileries tués le Dix Août qui avait remplacé la statue de Louis XIV. Il n'est pas impossible, même si je pense cette hypothèse moins plausible, que Saint-Just ait eu en vue non des inscriptions gravées mais un livre d'or comme celui qu'il envisage au feuillet 17 des Institutions républicaines (« Il sera déposé dans le Panthéon des livres où seront inscrits les noms de tous ceux de la génération présente qui ont concouru à la Révolution et auront souffert ou seront morts pour elle »).
[25] Ibidem. Saint-Just poursuit en faisant cette réserve, qu’un général n’aura droit à cet honneur qu’« après sa mort, s’il a continué de servir fidèlement la patrie ». L’idée qu’il faut attendre la mort des grands hommes pour leur élever des monuments se trouve aussi dans le chapitre de l’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France que nous venons d’étudier.
[26] L’enchaînement des institutions que Saint-Just a jetées sur le papier est toujours significatif. Or la phrase sur la panthéonisation du XVIIIe siècle est écrite après une autre sur l’indemnisation des pauvres grâce au domaine public. Il semble ainsi que la perspective d’une extinction rapide de la misère soit l’idée enthousiasmante qui a fait naître celle sur le XVIIIe siècle.