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Les enseignements du portrait Jubinal pour l’iconographie de Saint-Just

Mon précédent article sur le portrait de Saint-Just par Louise Angélique Verrier-Maillard m’a incitée à examiner de plus près le portrait à l’huile parfois appelé « portrait Jubinal » qui lui ressemble de très près. Ce portrait anonyme de Saint-Just a peu suscité l’intérêt, vraisemblablement en raison de sa piètre réalisation picturale. Pourtant, il comporte plusieurs détails qui donnent des informations nouvelles sur le physique du jeune Conventionnel mais aussi sur son iconographie.

Le portrait Jubinal [1] fut acheté par le musée Carnavalet en 1883.  Après l’acquisition que ce musée fit en 1898 du portrait au pastel de Saint-Just par Verrier-Maillard [2], il devint évident que ce pastel et le portrait Jubinal se ressemblaient trop pour que l’un n’eût pas été réalisé d’après l’autre. La facture du portrait Jubinal suffirait à montrer qu’il n’a pu servir de modèle au pastel, tant il lui est inférieur par le dessin général et par le rendu de certains aspects comme les nuances de la peau du modèle. Mais l’article de Catherine Gosselin et Louise Tuil sur l’histoire du portrait au pastel a montré de façon indiscutable que c’est pour Verrier-Maillard que Saint-Just a posé [3] : le portrait Jubinal ne peut donc être que la copie du portrait au pastel.

Cette copie présente l’intérêt d’être relativement ancienne, plusieurs témoins l’ayant vue avant 1850. La première mention du portrait Jubinal se trouve dans une étude de l’historien de l’art Charles Blanc sur le peintre David parue en 1842. Pour cette étude, Charles Blanc visita la galerie de peintures de Rousselin de Saint-Albin où il était exposé. Le nom d’Alexandre Rousselin (1773-1847), devenu comte de Corbeau de Saint-Albin après avoir été adopté par son beau-père, est peut-être familier à mes lecteurs car il fut l’ami de Danton et de Desmoulins [4], le secrétaire de Barras, dont il publia les Mémoires, puis en 1815 celui de Carnot, avant de redevenir journaliste lors de la Première Restauration – il fonda le journal Le Constitutionnel – et, enfin, député sous Louis-Philippe avec qui il était lié d’amitié. D’origine modeste puisqu’il était le fils d’un teinturier et d’une blanchisseuse, Rousselin de Saint-Albin amassa au cours de son existence une fortune qui lui permit de collectionner des œuvres d’art qu’il exposait dans son hôtel particulier rue Vieille-du-Temple.

L’étude de Charles Blanc mentionne la présence dans sa collection de plusieurs portraits de révolutionnaires que leur propriétaire présentait comme des tableaux de David. Parmi ces portraits, Charles Blanc mentionne un portrait de Saint-Just. Voici les passages de son texte où il en est question : « Rien n’est plus curieux à parcourir que la galerie [de tableaux] de M. Saint-Albin. Les portraits de David y sont en grand nombre. On y voit les Conventionnels les plus célèbres : Jeanbon Saint-André, Boissy d’Anglas, Chénier, Saint-Just, Cambon, Robespierre […]. À l’exception du buste de Cambon, peint par Gros, […] toutes ces têtes sont de la main de David. Elles sont traitées d’un pinceau froid, soigneux […]. Saint-Just porte un habit bleu et de grands cheveux couvrent son front. Sa figure sérieuse trahit un enthousiasme concentré » [5].

D’après sa description, le portrait de Saint-Just ayant appartenu à Saint-Albin ne correspond pas à celui que la critique attribuait à Jacques-Louis David jusqu’à sa vente aux enchères en 2011. Les vêtements du révolutionnaire sur ce portrait de la collection Saint-Albin sont en effet entièrement différents de ceux du portrait vendu en 2011 qui le montre vêtu d’un gilet rouge et d’un manteau noir, un chapeau lui cachant le front. La description de Charles Blanc s’applique en revanche parfaitement au portrait Jubinal sur lequel Saint-Just porte un habit bleu et une longue frange de cheveux [6]. L’expression de Charles Blanc selon laquelle les portraits de la collection Saint-Albin sont « d’un pinceau froid, soigneux » convient également très bien au portrait Jubinal.

Au décès de Rousselin de Saint-Albin, c’est sa fille Hortense qui hérita de sa collection et, parmi ceux-ci, du portrait de Saint-Just que l’on retrouve en 1883 parmi les tableaux qu’elle possède. Le catalogue de l’exposition Portraits du Siècle qui se tint en 1883 à l’École Nationale des Beaux-Arts [7] mentionne en effet un portrait de Saint-Just peint par David qui est un prêt de « Mme Achille Jubinal ». Parce qu’elle avait épousé le politicien Achille Jubinal, Hortense de Saint-Albin (1824-1885) est appelée « Mme Achille Jubinal » dans les publications de son époque. Les dimensions de ce tableau (cinquante-huit centimètres de haut sur cinquante de large) montrent que le tableau prêté ne pouvait être le portrait de Saint-Just au chapeau, qui est haut de soixante-et-onze centimètres et demi de haut pour cinquante-huit centimètres de large. En revanche, les mesures données par le catalogue correspondent assez bien à celles du portrait Jubinal telles qu’elles sont indiquées sur sa fiche du musée Carnavalet, soit soixante-et-un centimètres de haut sur cinquante centimètres de large.

Ainsi, lorsque le musée Carnavalet acheta le portrait Jubinal, il appartenait à la famille Saint-Albin-Jubinal depuis au moins quarante ans et passait pour une œuvre de David, ce qui ne peut qu’étonner au vu de sa piètre qualité. La date de parution de l’article de Charles Blanc permet de préciser que ce tableau fut peint avant 1843. Comme son modèle le portrait au pastel par Angélique Louise Verrier-Maillard appartint à cette artiste jusqu’en février 1795 [8] et ensuite à Elisabeth Le Bas (1772-1859) puis à son fils Philippe (1794-1860), c’est à Angélique Louise Verrier-Maillard ou, plus vraisemblablement, à Elisabeth Le Bas qu’appartenait le pastel quand fut peint le portrait Jubinal. On sait qu’Elisabeth Le Bas montra à plusieurs reprises son portrait de Saint-Just. Lamartine et Michelet purent ainsi le voir alors qu’ils écrivaient leurs ouvrages sur la Révolution. Elle prêta également son portrait à plusieurs occasions à David d’Angers : en 1847-1848, alors qu’il sculptait son buste en marbre de Saint-Just, ainsi qu’il l’a écrit dans ses carnets, mais aussi de toute évidence en 1838, pour son médaillon du jeune révolutionnaire également inspiré de ce portrait. Le prêt du pastel au sculpteur pour le buste de Saint-Just permit de réaliser la copie à l’huile datée de 1847 réapparue récemment chez un antiquaire [9]. Le portrait ayant appartenu à Saint-Albin dut être peint à l’occasion de l’un des prêts auxquels consentit sa propriétaire.

Trois détails du portrait Jubinal vont particulièrement nous intéresser. Leur présence indique en effet que l’auteur de ce tableau avait sous les yeux le portrait de Saint-Just par Verrier-Maillard lorsqu’il le peignit puisque ces détails que ne reproduisent pas les portraits gravés de Saint-Just réalisés au XIXe siècle sont bien présents, quoique plus discrètement, sur le portrait au pastel [10].

Le premier de ces détails est une tache de couleur gris clair placée sur le menton qui semble un grain de beauté. Par son aspect, ce grain de beauté n’est pas sans rappeler celui que Saint-Just a sur la joue gauche sur son autoportrait à la mine de plomb et, de manière beaucoup moins visible, sur le portrait au pastel par Verrier-Maillard [11]. Or, quand on regarde attentivement ce dernier portrait, on remarque sur le menton de Saint-Just, exactement au même endroit que sur le portrait Jubinal, une petite tache rose foncé. Il est frappant que, comme le grain de beauté sur la joue gauche de Saint-Just, cette imperfection de la peau soit indiquée sur le pastel de manière très atténuée. Cette différence de traitement du même détail m’a encouragée à regarder de près la photographie du portrait Jubinal sur le site Paris Musées Collections. C’est ainsi que j’ai aperçu sur l’aile gauche du nez un bouton formant une petite bosse qui est d’une couleur différente de la peau qui l'entoure. On retrouve cette protubérance sur le pastel par Verrier-Maillard mais beaucoup moins visible car elle a été dessinée ou recouverte avec un pastel rose. Ce document montre les deux représentations de cette particularité physique.

Ces différences dans la représentation des imperfections de la peau du visage sur le pastel et sur sa copie à l’huile pourraient s’expliquer par la volonté qu’aurait eu Angélique Louise Verrier-Maillard de flatter son modèle. Il est également possible que le portrait au pastel soit fidèle et que ces deux détails aient été accentués sur le portrait Jubinal dans un but de caricature. Une troisième hypothèse, qui a ma préférence, serait que le portrait au pastel ait été retouché pour embellir Saint-Just à une date postérieure à la réalisation du portrait Jubinal. Le recours à des techniques d’imagerie moderne pour le portrait au pastel pourrait permettre de confirmer ou d’infirmer cette dernière hypothèse. En attendant, le grain de beauté sur le menton et la petite protubérance sur l’aile du nez du portrait Jubinal doivent être considérés comme le relevé, exact ou hyperbolique, de particularités physiques de Saint-Just. 

Un dernier détail du portrait Jubinal est d’une grande importance pour l’iconographie de Saint-Just. On aperçoit sur la joue gauche de Saint-Just, au-dessus du col de la chemise et près de la chevelure, une ligne se fermant sur elle-même qui a été peinte d’une couleur plus claire que cette partie du visage. La position basse de cette ligne et sa forme anguleuse empêchent de l’interpréter comme une mèche de cheveux : il s’agit d’une boucle d’oreille qui, comme sur le portrait au pastel par Verrier-Maillard, a été masquée [12]. Parce qu’il suit le tracé de la boucle d’oreille, le repeint du portrait Jubinal permet de voir que celle-ci était de forme hexagonale. Sur cette image, le repeint est mis en évidence par des lignes rouges qui le cernent. La forme originale de la boucle d’oreille du portrait Jubinal n’est pas une invention du peintre car une observation plus attentive montre que la boucle d’oreille représentée sur le portrait de Saint-Just par Verrier-Maillard était elle aussi hexagonale : sur cette photographie, les flèches indiquent les deux angles les plus visibles du bijou, et cette autre représente par un contour sa partie antérieure.

L’examen du portrait Jubinal permet ainsi de préciser l’impression que Saint-Just produisait quand il parlait à la tribune de la Convention nationale. Que le jeune révolutionnaire ait porté des créoles de forme raffinée confirme ce que nous savons du soin qu’il avait de son apparence. Mes recherches dans les portraits de l’époque ont montré que les boucles d’oreilles hexagonales étaient très rares au XVIIIe siècle. Cette rareté m’a fait m’intéresser à un autre portrait de Saint-Just, le portrait gravé d’après la technique du physionotrace qui est souvent présenté comme celui d’un homonyme du Conventionnel ou bien d’un inconnu. Ce portrait sur lequel on voit une boucle d’oreille hexagonale fait l’objet de mon article suivant.



[1] Depuis son entrée au musée Carnavalet le portrait Jubinal porte le numéro d’inventaire P.859. Il est actuellement conservé dans les réserves du musée Carnavalet.

[2] Numéro d’inventaire D.4366. Ce portrait qui avait appartenu à la famille Le Bas puis à la famille Hamel n’avait pas été montré auparavant au public. Edouard Hamel, le fils du biographe de Saint-Just Ernest Hamel, offrit le portrait à Carnavalet après le décès de son père survenu le 6 janvier1898.

[3] La fiche en ligne du portrait Jubinal du musée Carnavalet indique que le portrait Jubinal « a peut-être précédé le pastel de Hamel », c’est-à-dire le portrait au pastel de Saint-Just par Verrier-Maillard. Cette hypothèse, qui n’est pas recevable, dut être formulée avant la parution en 2017 de l’article de Catherine Gosselin et Luise Tuil cité plus haut.

[4] Avant 1793, il avait été le rédacteur de La Feuille du Salut Public et membre de la police secrète du ministère de l’Intérieur. Le 1er thermidor an II, Rousselin fut traduit devant le Tribunal révolutionnaire pour abus de pouvoir, dépenses excessives et détournement de fonds durant sa mission à Troyes en tant que commissaire civil national. Sur sa mission dans l’Aube, on pourra consulter cette page du site des Archives départementales.

[5] Le Compilateur, n° 24, 30 novembre 1842, p. 370. Publié également dans Charles Blanc, Histoire des peintres français du XIXe siècle, Paris, Cauville frères, tome I, 1845, p. 191.

[6] Cette frange a une forme différente sur le portrait de Saint-Just par Verrier-Maillard qui à cette date appartenait à Elisabeth Le Bas.

[7] Catalogue de l’exposition Portraits du Siècle (1783-1883) ouverte au profit de l’œuvre à l’Ecole des Beaux-Arts, Paris, Société Philanthropique, 1883, p. 23, portrait n° 52.   

[8] Cf. l’article de Catherine Gosselin et Louise Tuil déjà cité.

[9] Sur les portraits sculptés de Saint-Just par David d’Angers et le portrait à l’huile de 1847, voir cet article de mon blog.

[10] Je remercie ici Lou Glasser-Quennedey dont les compétences et l’aide m’ont été précieuses pour cette fin d’article.    

[12] Pour ce détail du portrait de Saint-Just au pastel, on pourra consulter cet article. Que cette modification ait été réalisée sur les deux portraits est pour le moins troublant et demanderait à être expliqué.